Sur les hauteurs de Hautacam, notre guide Guy a évoqué le passage de la randonneuse George Sand dans ces montagnes. Elle le raconte dans ce livre. Tournez les pages... Vous pouvez aussi le télécharger.
George Sand - Le géant Yéous, suivi de L'histoire d'un rêveur.
George Sand Le géant Yéous suivi de L’histoire d’un rêveur BeQ Le géant Yéous suivi de L’histoire d’un rêveur par George Sand (Aurore Dupin) La Bibliothèque électronique du Québec Collection À tous les vents Volume 601 : version 1.0 2 De la même auteure, à la Bibliothèque : La Comtesse de Rudolstadt Consuelo Le meunier d’Angibault Horace La dernière Aldini Les dames vertes Les maîtres mosaïstes Le secrétaire intime Indiana Valentine Leone Leoni Lelia La mare au diable La petite Fadette Un bienfait n’est jamais perdu Simon Voyage dans le cristal François le Champi Teverino Lucrezia Floriani Le château des Désertes Les maîtres sonneurs Francia Pauline, suivi de Metella La marquise, suivi de Lavinia et Mattea Les ailes de courage Contes d’une grand-mère Légendes rustiques Un hiver à Majorque Aldo le rimeur Journal d’un voyageur pendant la guerre Nanon 3 Le géant Yéous Édition de référence : Groupe Privat / Le Rocher, 2007, Coll. Motifs. 4 I Lorsque j’habitais la charmante ville de Tarbes, je voyais toutes les semaines à ma porte un pauvre estropié appelé Miquelon, assis de côté sur un petit âne et suivi d’une femme et de trois enfants. Je leur donnais toujours quelque chose, et j’écoutais toujours sans impatience l’histoire lamentable que Miquelon récitait sous ma fenêtre, parce qu’elle se terminait invariablement par une métaphore assez frappante dans la bouche d’un mendiant. « Bonnes âmes, disait-il, assistez un pauvre homme qui a été un bon ouvrier et qui n’a pas mérité son malheur. J’avais une cabane et un bout de terre dans la montagne ; mais un jour que je travaillais de grand cœur, la montagne a croulé et m’a traité comme me voilà. Le géant s’est couché sur moi. » La dernière année de mon séjour à Tarbes, je remarquai que, depuis plusieurs semaines, Miquelon n’était pas venu chercher son aumône, et je demandai s’il était malade ou mort. Personne n’en savait rien. Miquelon était de la montagne, il demeurait loin, si toutefois il demeurait quelque part, ce qui était douteux. Je mis quelque insistance à m’informer, je m’intéressais 5 surtout aux enfants de Miquelon, qui étaient beaux tous trois. J’avais remarqué que l’aîné, qui avait déjà une douzaine d’années, était très fort, paraissait fier et intelligent, que par conséquent il eût pu commencer à travailler. J’avais fait reproche aux parents de n’y pas songer. Miquelon avait reconnu son tort, il m’avait promis de ne pas trop prolonger cette école de la mendicité, qui est la pire de toutes. Je lui avais offert de contribuer et de faire contribuer quelques personnes à l’effet de placer cet enfant dans une école ou dans une ferme. Miquelon n’était pas revenu. Quinze ans plus tard, ayant depuis longtemps quitté ce beau pays, je m’y retrouvai de passage, et, comme je pouvais disposer de quelques jours, je ne voulus pas quitter les Pyrénées sans les avoir un peu explorées. Je revis avec joie une partie des beaux sites qui m’avaient autrefois charmé. Un de ces jours-là, voulant aller de Campan à Argelez par un chemin nouveau pour moi, je m’aventurai à pied dans les vallées encaissées entre les contreforts du pic du Midi et ceux du pic de MontAigu. Je ne pensais pas avoir besoin de guide : les torrents, dont je n’avais qu’à suivre le lit avec mes jambes ou avec mes yeux, me semblaient devoir être les fils d’Ariane destinés à me diriger dans le labyrinthe des gorges. J’étais jeune encore, rien ne m’arrêtait : 6 aussi, quand j’eus gravi jusqu’au charmant petit lac d’Ouscouaou, je me laissai emporter par la tentation d’explorer la crête rocheuse au revers de laquelle je devais trouver un autre lac et un autre torrent, le lac et le torrent d’Isaby et par conséquent les sentiers qui redescendent vers Villongue et Pierrefitte. Pensant que j’aurais toujours le temps de reprendre cette direction, je pris sur ma droite et m’enfonçai dans une coulisse resserrée que côtoyait, en s’élevant, un sentier de plus en plus escarpé. C’est là que je me trouvai en face d’un beau montagnard, très proprement vêtu de laine brune, avec la ceinture rouge autour du corps, le béret blanc sur la tête et les espadrilles de chanvre aux pieds. Comme nous ne pouvions nous croiser sur ce sentier sans que l’un de nous s’effaçât, le dos un peu serré à la muraille de roches, je pris position pour laisser passer cet homme, qui paraissait plus pressé que moi ; mais, tout en soulevant son bonnet d’un air poli, il s’arrêta au lieu de passer et me regarda avec une attention singulière. Je l’examinais aussi, croyant bien ne pas rencontrer son regard pour la première fois, mais ne pouvant me rappeler où et quand j’avais pu remarquer sa figure. – Ah ! s’écria-t-il tout à coup d’un ton joyeux, c’est vous ! je vous reconnais bien ; mais vous ne pouvez pas vous rappeler... Pardon ! je passe devant ; inutile de 7 nous croiser, à deux pas d’ici le chemin est plus commode ; je veux vous demander de vos nouvelles. Je suis content, bien content de vous retrouver ! – Mais qui êtes-vous, mon ami ? lui dis-je ; j’ai beau chercher... – Ne causez pas ici, reprit-il ; vous avez pris un mauvais sentier ; vous n’êtes pas un montagnard. Il faut penser où l’on met le pied. Suivez-moi ; avec moi, il n’y a pas de danger. En effet, le sentier devenait vertigineux ; mais j’étais jeune et j’étais naturaliste, je n’avais pas besoin d’aide. Cinq minutes plus tard, le sentier tourna et entra dans une des rainures sauvages qui aboutissent en étoile au massif du Mont-Aigu. Là il y avait assez d’espace pour marcher côte à côte, et je pressai mon compagnon de se nommer. – Je suis, me dit-il, Miquel Miquelon, le fils aîné du pauvre Miquelon, le mendiant qui allait vous voir tous les jours de marché à Tarbes, et à qui vous donniez toujours avec un air d’amitié qui me faisait plaisir, car dans ce malheureux métier-là on est souvent humilié, ce qui est pire que d’être refusé. – Comment ? C’est vous, mon brave, qui êtes ce petit Miquel ?... En effet, je reconnais vos yeux et vos belles dents. 8 – Mais pas ma barbe noire, n’est-ce pas ? Tutoyezmoi encore, s’il vous plaît, comme autrefois. Je n’ai pas oublié que vous me vouliez du bien ; vous n’étiez pas riche, je voyais ça, et pourtant vous auriez payé pour me mettre à l’école ; mais le pauvre père est mort làdessus, et il s’est passé bien des choses. – Raconte-les-moi, Miquel, tu parais sorti de la misère, et je m’en réjouis. Pourtant, si je puis te rendre quelque service, l’intention y est toujours. – Non, merci ! Après bien des peines, tout va bien pour moi à présent. Cependant vous pourriez me faire un grand plaisir. – Dis ! – Ce serait de venir dîner chez moi ! – Volontiers, si ce n’est pas trop loin d’ici, et si je peux arriver ce soir à Argelez, ou tout au moins à Pierrefitte. – Non, il n’y faut pas songer. Ce n’est pas bien loin, ma maison, mais c’est un peu haut ; il est déjà quatre heures, et pour redescendre de ce côté-ci au soleil couché, non, c’est trop dangereux ! Je vois bien que vous avez bon œil et bon pied ; mais je ne serais pas tranquille. Il faut que vous passiez la nuit chez moi. Voyons, faites-moi cet honneur-là ! Vous ne serez point trop mal. C’est pauvre, mais c’est propre. Oh ! j’ai trop 9 souffert des vilains gîtes dans mon enfance pour ne pas aimer la propreté. D’ailleurs vous ne mourrez pas de faim : j’ai tué un isard, il n’y a pas huit jours ; la viande est à point. Venez, venez ! Si vous refusez, j’en aurai un chagrin que je ne peux pas vous dire. Ce bon Miquel était si sincère, il avait une si agréable figure que j’acceptai de grand cœur, et j’aurais accepté de même, s’il eût fallu coucher sur la litière et souper avec le lait aigre et le pain dur des chalets. Tout en marchant, je le questionnais ; il refusa de répondre. – Nous entrons dans le plus dur de la montagne, me dit-il, il ne faut pas causer, ce n’est ni commode ni prudent. Quand nous serons chez moi, je vous raconterai toute mon histoire, qui est assez drôle, et vous verrez ! À présent mettez vos pieds où je mets les miens, ou plutôt – je n’ai pas le pied grand – mettez mes espadrilles par-dessus vos bottines ; vous n’êtes pas chaussé comme il faudrait. – Et tu iras pieds nus ? – Je n’en marcherai que mieux ! Je refusai, il insista ; je m’obstinai et je le suivis, piqué un peu dans mon amour-propre. Je dois avouer pourtant que j’eus quelque mérite à m’en tirer sans accident. Nous escaladions à pic des talus pénibles pour 10 descendre des ravins glissants. Nous traversions des neiges qui cachaient des cailloux polis roulant sous le pied. Le pire était de suivre des versants tourbeux sur des sentiers tracés, c’est-à-dire défoncés par les troupeaux. Enfin nous débouchâmes tout à coup, après une dernière escalade des plus rudes, sur un bel herbage qui offrait une large voie ondulée entre de fraîches collines surmontées de contreforts hardiment dessinés. Nous étions dans le cœur, ou pour mieux dire, dans les clavicules de la montagne, dans ces régions mystérieuses que renferment les grands escarpements, et où l’on se croirait dans les doux vallons d’une tranquille Arcadie, si çà et là une échancrure du rempart ne vous laissait apercevoir une dentelure de glacier à votre droite ou un abîme formidable à votre gauche. – À présent que nous voici dans le pli, me dit Miquelon, nous pouvons causer. Vous êtes chez moi, ce vallon m’appartient tout entier. Il n’est pas large, mais il est assez long, et la terre est bonne, l’herbe délicieuse. Tenez, vous pouvez voir là-bas mes cabanes et mon troupeau. Nous habitons cela une partie de l’année, et l’hiver nous descendons dans la vallée. – Tu dis nous, tu es donc en famille ? – Je ne suis pas marié. J’ai mes deux jeunes sœurs avec moi ; je ne suis pas encore assez à l’aise pour avoir 11 femme et enfants avant qu’elles ne soient établies. Ça viendra sans doute, rien ne presse ; nous vivons en paix. Je vous les présenterai, ces petites que vous avez vues si misérables. Ah dame ! elles aussi sont changées ! mais voyez d’abord mes belles vaches en passant. – Certainement ; elles font honneur à ton pâturage ; cependant il ne doit pas être facile de les faire descendre d’ici ? – C’est très aisé au contraire. À l’autre bout de mon petit bien, il y a un sentier que j’ai rendu très praticable. Celui où je vous ai rencontré n’est pas le bon ; il fallait bien le suivre ou vous faire faire un trop grand détour. – J’allais au hasard : mais toi, tu avais un but, et je te l’ai fait manquer ? – Et j’en suis bien content, j’aurais voulu avoir quelque chose à sacrifier au plaisir de vous voir ; mais l’affaire que j’avais à Lesponne peut être remise à demain. Nous arrivions à l’enclos en palissade qui était comme le jardin de l’habitation. À vrai dire, les légumes n’étaient pas variés, je crois qu’il n’y avait que des raves ; le climat, à cette hauteur, est trop froid pour mieux faire ; en revanche, les plantes sauvages étaient intéressantes, et je me promis de les examiner le lendemain matin. Miquel me pressait d’entrer dans sa 12 demeure, qui, au milieu des chalets de planches destinés au bétail, avait un air de maison véritable. Elle était bâtie tout en marbre rougeâtre brut, avec une forte charpente très basse, couverte de minces feuillets de schiste en guise de tuiles ; elle pouvait braver les deux mètres de neige sous lesquels elle était ensevelie tous les hivers. À l’intérieur, des meubles massifs en sapin, deux bonnes chambres bien chauffées. Dans l’une, les sœurs couchaient et travaillaient à la confection des repas ; dans l’autre, Miquel avait son lit, un vrai lit, sans draps il est vrai, mais garni de couvertures de laine fort propres, une armoire, une table, trois escabeaux et une douzaine de volumes sur un rayon. – Je vois avec plaisir que tu sais lire, lui dis-je. – Oui, j’ai appris un peu avec les autres, et davantage tout seul. Quand la volonté y est ! mais permettez que j’aille chercher mes sœurs. Il me laissa seul après avoir jeté dans l’âtre une brassée de branches de pin, et je regardai ses livres, curieux de voir en quoi consistait la bibliothèque de l’ex-mendiant. À ma grande surprise, je n’y trouvai que des traductions de poèmes de premier choix : la Bible, l’Iliade et l’Odyssée, la Luisiade, Roland furieux, Don Quichotte et Robinson Crusoé. À la vérité, pas un seul de ces ouvrages n’était complet ; leur état de délabrement attestait leurs longs services. Quelques 13 feuillets brochés contenaient en outre la légende populaire des quatre fils Aymon, diverses versions espagnoles et françaises sur le thème de la chanson de Roland, enfin un petit traité d’astronomie élémentaire très éraillé, mais complet. Miquel rentra avec ses sœurs Maguelonne et Myrtile, deux grandes filles de dix-huit et vingt ans, admirablement belles sous leurs capulets de laine écarlate, et très proprement endimanchées pour me recevoir. Après avoir rentré leurs vaches, elles s’étaient hâtées de faire cette toilette en mon honneur ; elles n’en firent pas mystère, n’y ayant point mis de coquetterie. Après que nous eûmes renouvelé connaissance, bien que l’aînée seule se souvint vaguement de moi, l’une s’empressa d’aller mettre le cuissot d’isard à la broche, tandis que l’autre dressait la table et arrangeait le couvert. Tout était fort propre, et le repas me parut excellent, le gibier cuit à point, les fromages exquis, l’eau pure et savoureuse, le café passable – car il y avait du café – ; c’était le seul excitant que se permît le patron ; il ne buvait jamais de vin. Je trouvai les sœurs charmantes de naturel et de bon sens. L’aînée, Maguelonne, avait l’air franc et résolu ; Myrtile, plus timide, avait une douceur touchante dans le regard et dans la voix. Plus occupées de nous bien servir que d’attirer l’attention, elles parlèrent peu, mais 14 toutes leurs réponses furent sages et gracieuses. Quand le couvert fut enlevé : – Êtes-vous fatigué ? me dit Miquel ; voulez-vous dormir, ou apprendre mon histoire ? – Je ne suis pas fatigué. Je veux ton histoire ; je l’attends avec impatience. – Eh bien donc ! reprit-il, je vais vous la dire – et se tournant vers ses sœurs –, vous la connaissez de reste, vous autres. – Nous ne la connaissons pas assez, répondit Maguelonne. – C’est-à-dire, ajouta Myrtile, ça dépend... Nous la connaissons toute d’une manière ; mais de l’autre... tu ne la contes jamais autant que nous voudrions. Mes yeux étonnés demandaient à Miquel l’explication de cette réponse profondément obscure ; celui-ci, s’adressant à Maguelonne : – Fais comprendre cela à notre hôte, dit-il. La petite ne parle pas mal ; mais toi, tu parles mieux, étant l’aînée. – Oh ! je ne saurai pas expliquer la chose, s’écria Maguelonne en rougissant. – Si fait, lui dis-je, je vous prie d’expliquer, et je vous promets des questions, si je ne comprends pas tout 15 de suite. – Eh bien ! répondit-elle, un peu confuse, voilà ce que c’est : mon frère ne raconte pas mal quand il dit les choses comme elles sont pour tout le monde ; mais, quand il les dit comme il les a vues et comme il les entend, il est plus amusant, et il y a des jours où on ne se lasse pas de l’écouter. Dites-lui d’avoir confiance, peut-être qu’il trouvera au bout de sa langue des imaginations comme il en lit dans ses livres. Je priai Miquel de se livrer à son imagination, puisque l’imagination devait jouer un rôle dans son récit. Il se recueillit un instant, tout en attisant le feu, regarda ses sœurs avec un bon et fin sourire, et tout à coup, l’œil brillant et le geste animé, il parla ainsi. II – Il y a sur les flancs du Mont-Aigu, à cent mètres au-dessus de nous – je vous montrerai cela demain –, un plateau soutenu par un contrefort de rochers et creusé en rigole, comme celui où nous sommes, avec de beaux herbages, quand la neige est fondue. Il y fait plus froid, l’hiver y est plus long, voilà toute la différence. Ce plateau a un nom singulier : on l’appelle le plateau 16 d’Yéous. Pourriez-vous me dire ce que ce nom-là signifie ? Après avoir réfléchi un instant : – J’ai ouï dire, lui répondis-je, que beaucoup de montagnes des Pyrénées avaient été consacrées à Jupiter ou Zeus, dont il faut, je crois, prononcer le nom Zéous... – Vous y êtes ! reprit Miquel avec joie. Vous voyez, mes sœurs, que je n’ai pas inventé cela, et que les gens instruits me donnent raison. À présent, monsieur mon ami, dites-moi si vous vous souvenez de la phrase qui terminait toujours la complainte de mon pauvre père demandant l’aumône. – Je me la rappelle très bien. « Le géant, disait-il, s’est couché sur moi. » – Alors vous allez comprendre. Mon père était un poète ; il avait été élevé par les vieux bergers espagnols sur les hauts pâturages de la frontière, et tous ces hommes-là avaient des idées, des histoires, des chansons, qui ne sont plus du temps où nous vivons. Ils savaient tous lire, et plusieurs savaient du latin, ayant étudié pour être prêtres ; mais ils n’en avaient pas su assez, ou ils avaient commis quelque faute contre les règlements. ou bien encore ils avaient été compromis dans des affaires politiques : tant il y a que c’est une 17 race à peu près perdue, et qu’on ne croit plus, dans nos pays, à toutes les choses qu’ils enseignaient, à leurs secrets et à leur science. Mon père y croyait encore, et, comme il avait l’esprit tourné aux choses merveilleuses, il m’avait élevé dans ces idées-là. Ne soyez donc pas étonné s’il m’en reste. Je suis venu au monde dans cette maison, c’est-àdire dans l’emplacement qu’elle occupe, car c’était alors une simple cabane comme celle où j’abrite mon bétail. Mon père était propriétaire d’une partie de cet enclos, qu’il appelait sa rencluse. Plus haut il y a la rencluse d’Yéous, où il me menait quelquefois pour voir, d’après l’état des neiges, si nous devions prolonger ou abréger notre séjour dans la montagne. Or, toutes les fois que nous passions devant le géant, c’està-dire devant une grande roche dressée qui, vue de loin, avait un peu l’air d’une statue énorme, il faisait un signe de croix et m’ordonnait de cracher en me donnant l’exemple. C’était, selon lui, faire acte de bon chrétien, attendu que ce géant Yéous, qui donnait son nom au plateau, était un dieu païen, autant dire un démon ennemi de la race humaine. Longtemps le géant, ainsi expliqué, me fit peur ; mais à force de cracher en l’air à son intention, voyant qu’il souffrait ces insultes sans bouger, j’arrivai à le mépriser profondément. Un jour – j’avais alors huit ans, je me souviens très 18 bien –, c’était vers midi, mon père travaillait dans notre petit jardin, ma mère et mes sœurs – Maguelonne, qui déjà savait traire et soigner les vaches, Myrtile, qui commençait à marcher seule –, étaient au bout de la rencluse avec les animaux ; moi, j’étais occupé à battre le beurre à deux pas de la maison. Voilà qu’un bruit comme celui de la foudre court sur ma tête avec un coup de vent qui me renverse, et je tombe étourdi, assourdi, comme assommé, bien que je n’eusse aucun mal. Je reste là immobile pendant un bon moment sans rien comprendre à ce qui m’arrive. Des cris affreux me réveillent. Je me lève, et, me trouvant en face de la maison, je ne la vois plus : elle est effondrée sur le sol, écrasée sous des pierres énormes qui, poussées par d’autres, commencent à s’ébranler et à rouler vers moi. Je comprends que c’est quelque chose comme une avalanche, et je me sauve, éperdu, sans savoir où je vais. J’arrive auprès de ma mère et de mes sœurs, qui m’appelaient avec des cris de désespoir. Je me retourne alors, l’écroulement s’est arrêté ; le géant Yéous n’est plus sur son contrefort de rochers, il s’est abattu sur notre maison et couvre de sa masse disloquée notre jardin et la plus grande partie de notre enclos. Alors ma mère : – Ton père ? où est ton père ? – Mon père ? je ne sais pas. 19 – Malheur ! il est écrasé ! Reste là, garde les petites ; moi, je cours ! Et ma pauvre mère de courir vers ces masses encore mal assises et menaçantes. Ne pas la suivre était bien impossible. Je range les enfants dans un gros repli du terrain, je leur défends de bouger et je cours aussi à travers l’éboulement, cherchant et appelant mon père. Je dois dire à l’honneur de ces deux filles que voilà qu’elles firent semblant de m’obéir, et qu’un moment après elles couraient, comme moi, dans les débris, la grande traînant la petite, cherchant et appelant comme elles pouvaient. De temps en temps, nous suspendions nos cris pour écouter ; cela dura bien une bonne heure ; enfin j’entends une faible plainte, je m’élance et je trouve mon pauvre père étendu sous une masse et ne pouvant se dégager. Comment il n’avait pas été broyé entièrement, c’est un hasard peu ordinaire : la roche formait voûte au-dessus de sa tête et de son corps. Le choc lui avait brisé les os de la jambe et du bras droit, voilà pourquoi il ne pouvait se relever et sortir de là. Il avait fait tant d’efforts inutiles et douloureux qu’il était épuisé et qu’il s’évanouit en nous voyant. Nous parvînmes à le retirer. Ma mère était comme folle. Que devenir avec un homme à moitié mort dans ce désert où il ne nous restait pas un abri, pas un pouce de terre qui ne fût couvert de débris, pas un meuble qui ne fût brisé ? 20 Maguelonne ne perdit pas la tête ; elle me montra les cabanes de la rencluse, c’est-à-dire de l’étage de terre végétale qui est au-dessous de nous, et se mit à courir comme un chamois de ce côté-là. Je compris qu’elle allait chercher du secours et je commençai à rassembler des morceaux de bois pour faire un brancard. Quand les habitants des cabanes d’en bas accoururent, ils n’eurent qu’à les lier ensemble, et mon père fut transporté chez eux aussi vite que possible. Le médecin fut appelé, et mon père fut bien soigné ; mais il avait fallu du temps pour avoir ces secours : l’enflure avait fait des progrès, le bras fut très mal remis, et la jambe avait été si déchirée qu’il fallut la couper. Voilà comment ce brave homme tomba dans la misère et dut abandonner le travail, acheter un âne et mendier sur les chemins avec sa famille. Nous avions bien, au bas de la vallée, non loin de Pierrefitte, une petite maison d’hiver ; mais le plus clair de notre revenu, c’était nos vaches, et nous n’avions plus de quoi les nourrir. Il fallut vendre les deux qui nous restaient : les trois autres, épouvantées par la chute du géant, s’étaient tuées et perdues dans les précipices. Ma mère répugnait beaucoup à la mendicité. Elle eût voulu chercher quelque travail à la ville et garder mon père au coin du feu ; mais il ne pouvait souffrir l’idée de rester tranquille, et il regardait l’exhibition de son malheur comme un travail devant lequel il ne devait pas 21 reculer pour nourrir sa famille. C’était bien une sorte de travail en effet que d’être sans cesse et par tous les temps sur les chemins. Pour ma mère, qui avait à traîner et à porter souvent la petite, c’était même assez pénible : pour moi, qui n’avais qu’à conduire et à soigner l’âne, c’était une vie de loisir et de paresse. C’était aussi la tentation de mal faire et la possibilité de devenir bandit ; mais je vous ai dit que mon père était poète, et je me sers de ce mot parce que, dès ce tempslà, et sans savoir encore ce qu’il signifiait, je l’entendais dire par des gens de belle apparence qui l’écoutaient émerveillés de son langage et de ses idées. Vous étiez très occupé, vous, jamais vous n’avez eu le temps de l’interroger un peu ; vous eussiez été étonné de son esprit comme les autres. C’est l’esprit de mon père qui m’a retenu dans le bon chemin. Il m’enseignait à sa manière tout en causant avec moi, et il me faisait voir toutes choses en grand ou en beau, si bien que, quand je vis le mal passer à côté de moi, je le trouvai laid et petit et je lui tournai le dos. Il est vrai pourtant que mon père eût pu m’apprendre à lire et qu’il n’y songeait pas. Cette vie de voyages continuels ne porte pas à l’attention, et je ne désirais pas me donner la peine d’étudier. Puis il faut que vous sachiez que depuis son accident mon père était devenu très exalté, et qu’il n’avait plus le calme qu’il faut pour enseigner. Il ne nous instruisait que par 22 des histoires, des chansons et des comparaisons, de telle sorte que, mes sœurs et moi, nous avions beaucoup d’entendement sans connaître ni a ni b. Notre pauvre mère n’en savait pas plus que nous. Nous parcourions la montagne pendant toute la saison des eaux. Nous allions à Bagnères-de-Bigorre, à Luchon, à Saint-Sauveur, à Cauterets, à Baréges, aux Eaux-Bonnes, partout où il y a des étrangers riches. L’hiver, nous nous rabattions sur Tarbes, Pau et les grandes vallées. À ce métier-là, recevant beaucoup et dépensant peu, car nous étions tous sobres, nous eûmes en peu d’années regagné plus que nous n’avions perdu. Alors ma mère, qui avait le cœur haut placé, essaya de persuader à mon père que nous n’avions plus le droit d’exploiter la charité publique, que j’étais d’âge à gagner ma vie, et que, quant à elle, elle se faisait fort, aidée de Maguelonne, d’entretenir le reste de la famille par son travail de blanchisseuse. Mon père ne l’écouta pas. Il avait pris goût à cette vie errante, non pas tant parce qu’elle était lucrative que parce qu’elle l’amusait et lui faisait oublier son infirmité. Je pensais comme ma mère ; mais nous dûmes céder, et cette vie durerait peut-être encore, si mon pauvre père n’eût pris une fluxion de poitrine dont il mourut en peu de jours. Ce fut pour nous tous un profond chagrin. Encore qu’il contrariât nos désirs, il était si bon, si respectable et si tendre que nous l’adorions. 23 Après ce malheur, nous revînmes à Pierrefitte, et ma mère, ayant refait là une petite installation, me prit à part et me dit : – Mon enfant, je te dois rendre compte de notre position. Ton père nous a laissé quelque chose. Les pauvres gens comme lui ne font point de testament ; il s’est fié à moi, me laissant libre d’agir comme je l’entendrais dans l’intérêt de ses enfants. Je veux que tu saches que nous possédons entre nous quatre environ trois mille francs. J’en ai fait deux parts égales, une pour moi et tes deux sœurs, et l’autre pour toi. – Cela n’est pas juste, lui répondis-je ; je n’ai droit qu’à un quart. – Il n’est pas question de droit, reprit-elle. Il s’agit de vos besoins, dont j’ai souci et dont je suis meilleur juge que vous. Mon travail est assuré. Les petites m’aideront, et nous nous tirerons très bien d’affaire avec la petite réserve que nous gardons ; mais tu es un garçon, et c’est à toi de gagner ta vie honnêtement. Je ne compte pas te nourrir et t’entretenir, ce serait te pousser à la lâcheté et à la fainéantise. Avise à te faire un état ; je vais te donner cent francs pour que tu puisses chercher ton occupation et la bien choisir. Il sera donc très juste que dans la suite, quand tu te seras tiré d’affaire sans notre aide, tu en sois dédommagé par une part plus grosse que celle de tes sœurs. Sache qu’à 24 vingt et un ans tu peux revenir chercher ici quatorze cents francs. Si j’étais morte, tu trouverais la somme quand même, puisque je vais la placer en ton nom, et d’ailleurs dans ce temps-là tes sœurs, dont je sais le bon naturel, comprendront la chose et approuveront ce que j’aurai fait. J’embrassai ma mère et mes sœurs en pleurant, et, mes meilleurs habits au bout d’un bâton sur l’épaule, mes cent francs en poche, je partis, bien triste de quitter ma famille, mais résolu à faire mon devoir. III Jusqu’à présent, continua Miquel, je vous raconte les choses comme elles sont ; je vous demande la permission de vous les dire maintenant comme elles me sont apparues à partir de ce moment-là, c’est-à-dire à partir du moment où je me trouvai seul au monde, livré à moi-même à l’âge de quinze ans. Ma mère m’avait pourtant donné une direction à suivre. Elle m’avait engagé à aller voir des parents et des personnes qui s’intéressaient à nous et qui me donneraient conseil, assistance au besoin ; mais j’avais une idée, une idée d’enfant si vous voulez, mais bien obstinée dans ma 25 cervelle. Je voulais revoir notre pauvre rencluse abandonnée, notre cabane détruite, la place où j’avais vu mon père estropié, se débattant sous la roche. Il m’avait si souvent reparlé de cette catastrophe, il en avait tant de fois raconté les détails dans son langage imagé pour attirer l’attention et pour exciter l’intérêt des clients, que je n’avais rien oublié. Je crois même que je me souvenais de plus de choses que je n’en avais remarqué, et que j’avais bâti dans ma tête... Au reste vous verrez tout ce qu’il y avait dans cette tête-là ; pas n’est besoin de vous le dire d’avance. Je marchais droit sur le Mont-Aigu. Nous avions fait tant d’allées et de venues dans nos pèlerinages de mendiants, que je savais bien où j’étais ; mais, quand il fut question de quitter les fonds, je fus vite égaré, je ne me souvenais plus. Je grimpai au hasard, et après bien du chemin inutile je me trouvai enfin dans notre rencluse, bien reconnaissable par l’écroulement encore frais qui la couvrait. C’était toujours notre propriété ; nous n’avions pas plus songé à la vendre qu’on n’avait pensé à nous l’acheter. Elle n’avait plus aucune valeur. Tout au plus eût-on pu faire paître quelques jours dans l’intervalle des débris ; cela ne valait pas la peine et la dépense d’une nouvelle installation. La perte récente de mon père avait ravivé la tristesse de mes souvenirs, et quand je vis le colosse brisé en 26 mille pièces, mais immobile, paisible et comme triomphant de notre désastre, j’entrai dans une grande colère. – Affreux géant, m’écriai-je, stupide bête d’Yéous, je veux venger mon père, je veux t’insulter et te maudire. Bien des fois, quand j’étais petit, j’ai craché en l’air à ton intention ; à présent que je suis grand et que te voilà étendu à mes pieds, je veux te cracher au visage ! Et je m’en allais cherchant dans ces débris celui qui avait pu être la tête du géant. Je crus l’avoir trouvé, je crus reconnaître la roche creuse sous laquelle mon père avait été enseveli, et qui s’ouvrait comme une large bouche, essayant de mordre la terre. Je lui assénai de toute ma force un coup de mon bâton ferré, et alors... alors, croyez-moi si vous voulez, j’entendis une voix sourde qui rugissait comme un tonnerre souterrain et qui disait : – Est-ce toi ? que me veux-tu ? J’eus une si belle peur que je me sauvai, croyant à une nouvelle avalanche ; mais je revins au bout d’un moment. Je n’avais pas craché, je voulais cracher sur la figure du géant, dût-il m’engloutir, et je lui fis résolument cette insulte sans qu’il parût s’en apercevoir. 27 – C’est cela, lui dis-je ; tu es toujours aussi lâche ! Eh bien ! je veux te faire rouler dans le torrent pour que tu te brises tout à fait ! Et me voilà poussant cette grosse roche et m’évertuant à l’ébranler. J’y perdis mon temps et ma sueur, et, quand je vis que je ne gagnais rien, j’essayai de la briser en lui lançant d’autres pierres. J’eus au moins le plaisir de voir que ce n’était pas une roche bien dure, et que mes coups lui faisaient des entailles que je prenais pour des blessures et des plaies. Quand je me fus bien fatigué, je voulus revoir de près les débris de notre cabane, et je fus surpris d’y trouver un petit coin où l’on pouvait s’abriter en cas de pluie ; même ce petit coin avait été renfermé par un bout de mur relevé depuis peu par quelque chevrier, mais abandonné après un séjour plus ou moins long, car il n’y avait pas de trace de passage sur l’herbe qui poussait, haute et drue, tout autour de la ruine. Comme le soleil se couchait, je résolus d’y passer la nuit. Je relevai quelques pierres, je bouchai l’entrée, afin de n’être pas surpris par les loups, et, m’asseyant sur un reste de plancher, j’entamai un morceau de pain que j’avais dans mon havresac de toile. Puis, me sentant las et ennuyé de la solitude, je m’étendis pour dormir ; mais j’avais comme de la fièvre pour avoir trop marché et m’être trop démené ; d’ailleurs je n’étais plus habitué 28 à ce grand silence de la montagne qui ne ressemble à rien et que ne semble pas interrompre le bruit continu des torrents. Je n’étais pas non plus des mieux couchés, et, bien que je ne fusse pas difficile, je me retournais d’un côté sur l’autre sans trouver moyen de m’étendre, tant mon refuge était resserré. Je pris le parti de m’asseoir sur mes talons, et, comme je manquais d’air, je poussai une des pierres que j’avais amoncelées pour me garantir, et regardai dehors pour me désennuyer. Quelle fut ma surprise de voir que tout était changé dans la rencluse depuis que la lune s’était levée ! Elle était toute verte, toute herbue, et s’il y avait encore quelques roches éparses, elles n’étaient ni plus grosses ni plus nombreuses qu’un petit troupeau de moutons. Je fus si étonné que je sortis de mon refuge pour toucher la terre et l’herbe avec mes pieds et m’assurer que je n’étais plus dans un éboulement, que je foulais la belle prairie d’autrefois et que ce n’était point un rêve. Je me réjouissais encore plus que je ne m’étonnais, lorsque tout à coup, en me retournant, je vis derrière moi, haut comme une pyramide, le géant, dont la base occupait tout le fond de la rencluse à ma gauche. D’abord il me parut tel qu’autrefois, quand il se dressait au bord de la rencluse d’Yéous, au-dessus de la nôtre ; mais, à mesure que je le regardais, il changeait d’apparence : sa base se rétrécissait comme une gaine, son corps prenait un air de forme humaine, sa tête se dessinait comme 29 une houle. Il ne lui manquait que des bras, et, quand je l’eus encore mieux regardé, je vis qu’il en avait, seulement ils étaient collés à son corps, et rien de tout cela ne bougeait. C’était une vraie statue, mais si haute que je ne pouvais pas distinguer sa figure. J’aurais dû avoir peur devant une pareille chose ; eh bien ! expliquez cela comme vous voudrez, je n’eus que de la colère. Mon premier mouvement fut de ramasser une pierre et de la lancer au géant. Je ne le touchai pas. J’en lançai une seconde qui effleura sa cuisse, et une troisième qui l’atteignit en plein ventre et rendit un son comme si elle eût frappé une grosse cloche de métal, en même temps qu’un cri rauque, furieux, sauvage, semblait sortir de sa poitrine, répété par tous les échos de la montagne. Ma colère en augmenta, et je le criblai de toutes les pierres qui m’avaient servi à me renfermer. Devenant à chaque essai plus fort et plus adroit, je l’atteignis enfin au beau milieu du visage ; sa tête tomba aussitôt et vint rouler à mes pieds. Je m’élançai dessus pour tenter encore de la briser avec mon bâton ; mais je fus arrêté par une voix grêle qui partait de cette tête monstrueuse et qui faisait entendre un rire sec comme celui d’un petit vieillard édenté. – Est-ce toi, brute, lui dis-je, qui as cette façon ridicule de rire ou de pleurer ? Je vais bien te faire taire ; attends un peu ! 30 Et j’allais redoubler mes coups, lorsque la tête disparut et se trouva replacée sur les épaules du géant sans que je pusse voir comment il s’y était pris pour la ramasser. Je devins furieux. Je recommençai à l’attaquer à coups de pierres. Je le touchai au bras gauche ; le bras tomba, mais il se trouva replacé au moment où je touchais et faisais tomber le bras droit. Alors je l’attaquai aux jambes, à ses vilaines jambes collées ensemble, et alors le colosse se rompit à la base et s’étendit de tout son long par terre, brisé en mille pièces : alors aussi je reconnus que j’avais fait la plus grande sottise du monde, car la belle prairie avait de nouveau disparu sous les débris, et les premières lueurs du jour me montrèrent la triste rencluse engloutie et poudreuse, telle que je l’avais trouvée la veille en arrivant. J’étais si fatigué, si surmené par la rage de ce combat, qui avait duré toute la nuit, que je me laissai tomber là où je me trouvais, et m’endormis aussi profondément que si j’eusse été moi-même changé en pierre. Quand le soleil, déjà haut et chaud, m’éveilla, je pensai que j’avais fait un rêve terrible, et me pris à réfléchir, tout en mangeant un reste de pain et cueillant ces baies noires qu’on appelle chez nous raisins d’ours. Mon rêve, si c’en était un, devait signifier pour moi quelque chose ; mais quelle chose ? Je cherchais et ne trouvais pas. Il n’y en avait qu’une dont je ne pusse pas 31 douter, c’est que le géant pouvait m’apparaître tant qu’il voudrait, je n’avais pas eu, je n’aurais jamais peur de lui. Je le haïssais pour le mal qu’il avait fait à mon père, et je n’avais qu’une idée : me venger de lui et l’humilier autant qu’il me serait possible. Au grand jour, je m’assurai que toutes choses autour de moi étaient dans l’état où nous les avions laissées huit ans auparavant, que la maison était bien ruinée, hors de service, la prairie bien écrasée par une montagne de rochers, de pierrailles et de sable, et qu’il n’y avait plus aucun moyen de l’utiliser. En outre, les glaces du plateau d’Yéous, qui autrefois ne descendaient pas jusqu’à nous, s’étaient ouvert un passage l’hiver précédent. On en voyait la trace le long du rocher, la chute du géant ayant creusé une large rigole par où elles glissaient sur notre terrain avec la neige, et cette circonstance était une nouvelle cause de dévastation. Malgré tant de sujets de découragement, une idée fixe me brûlait la tête. Je voulais reconquérir ma propriété et mettre le géant dehors. Comment ? par quels moyens ? je ne m’en doutais pas ; mais je le voulais. Tout en rêvassant, je ramassais des pierres et je les jetais les unes sur les autres, essayant de déblayer un coin, ne fût-il grand que comme mon corps. Je voulais 32 voir si le sol était ensablé trop profondément pour recouvrer son ancienne fertilité. Je fus surpris de trouver de l’herbe très épaisse dans les endroits où la pierre ne portait pas à plat. Cette herbe n’était même que trop vigoureuse, car elle pourrissait dans l’humidité, les eaux n’ayant plus d’écoulement et formant partout des flaques ou de petits marécages. La terre étant humide et légère, j’y pus plonger mes mains profondément et m’assurer que c’était toujours de la bonne terre, susceptible de bien produire, si elle pouvait être assainie par des rigoles bien dirigées. En une heure, je déblayai à peu près un mètre. Je me reposai un instant et repris mon travail avec plus d’ardeur. Vers le soir, je mesurai mon ouvrage, j’avais nettoyé environ six bons mètres de terrain. Il est vrai que c’était à l’endroit le moins épais et dans la pierre menue. C’est égal, pensai-je, qui sait ce que je pourrais faire avec le temps ? La faim me pressait : je descendis à la rencluse de Maury, celle qui est au-dessous d’ici et qui est habitée presque toute l’année. Ses cabanes avaient changé de maîtres. Je n’y connaissais plus personne et personne ne m’avait jamais connu ; mais j’avais de l’argent, et, bien que pour me donner le souper et le couvert on ne me demandât rien, je parlai de payer ma dépense. Je tenais à n’être pas à charge, comptant m’installer là pour 33 quelques jours. Le père Bradat, maître berger des troupeaux de cette rencluse, était un vieux brave homme qui, tout en m’accueillant avec beaucoup de bonté, s’étonna de mon idée, d’autant plus que je me gardais bien de lui en dire le fond. – Tu cherches donc de l’ouvrage chez nous ? me ditil. Par malheur, mon enfant, j’ai le monde qu’il me faut et ne puis t’employer. – Je ne cherche pas d’ouvrage pour le moment, lui dis-je, j’en ai ; j’ai aussi quelque argent pour attendre, et, comme je vois que vous me prendriez peut-être pour un vagabond qui veut se cacher dans la montagne avec l’idée de faire ou de cacher quelque sottise, je vais vous dire tout de suite qui je suis. Avez-vous entendu parler de Miquelon ? – Oui, c’est un nom connu ici, parce que le plateau qui est au-dessous de nous, et qui s’appelait, m’a-t-on dit, la Verderette, a pris le nom de rencluse à Miquelon, depuis l’accident arrivé à ce pauvre homme. Je ne suis ici que depuis quatre ans, on m’a raconté la chose. – Eh bien ! ce pauvre homme était mon père, et cette pauvre rencluse est ma propriété. J’ai été élevé dans cet endroit-là. Je ne l’avais pas revu depuis l’âge de huit ans, et j’ai un plaisir triste à m’y retrouver. J’y ai passé 34 la nuit dernière et je voudrais y retourner demain, peutêtre après-demain encore. – Si c’est comme cela, dit le vieillard, tu resteras chez moi la semaine et davantage, si tu veux, et je ne recevrai pas de paiement, car je suis ton débiteur. – Comment ? – C’est comme cela. J’ai envoyé souvent mes chèvres pâturer dans ta rencluse, et je n’avais pas ce droit-là ; seulement, l’endroit étant abandonné, je pensais ne faire tort à personne en ne laissant pas perdre le peu d’herbe qui y pousse encore ; c’est bien peu ; mais enfin c’est quelque chose, et je me disais que, si quelqu’un venait réclamer, j’étais prêt à lui payer la petite dépense de mes bêtes. Te voilà, c’est pour le mieux ; reste et garde ton argent. Je suis content de m’acquitter. Je dus accepter. Il me donna place à la soupe et à la paille au milieu de ses gars. J’étais las, je dormis bien, et au petit jour je me mis en route pour ma rencluse, avec du pain et un morceau de lard pour ma journée. Ce jour-là je ne travaillai que de mon esprit. Je voulais calculer, chose bien impossible, combien il me faudrait d’heures de travail pour déblayer ma rencluse. Si j’avais su, comme je le sais aujourd’hui, mettre des chiffres sur du papier les uns au-dessous des autres, 35 l’entreprise n’eût pas été absolument déraisonnable ; mais je ne savais que les mettre dans ma tête les uns au bout des autres, et j’en eus pour longtemps. Je ne m’y pris pourtant pas trop mal, je mesurai patiemment avec mon bâton la superficie du terrain, et, gravant mes nombres avec la pointe de mon couteau sur une roche tendre, inventant des signes à mon usage pour remplacer les chiffres, par exemple une croix simple pour 100, une croix double pour 200, et ainsi de suite, je parvins dans la journée non à savoir, mais à supposer sans trop d’erreur, combien de mètres je possédais en long et en large. Les jours suivants, il s’agit de calculer combien je mettrais de temps pour faire l’ouvrage facile. Je trouvai deux ans, à cinq mois de travail par an, vu que la neige n’en permet pas davantage. Il s’agissait ensuite d’évaluer la durée du travail difficile, et pour cela il fallait l’entreprendre. J’empruntai à mon hôte une masse de fer, et j’attaquai les grosses pièces. C’était de la roche calcaire pas trop dure, et je fis ce travail de cantonnier sans m’apercevoir de la fatigue. J’étais heureux et fier de mettre en miettes le gros ventre du géant. Je voulais faire mon mètre dans la journée, je le fis. Alors je me trouvai si las que je ne songeai point à descendre et résolus de passer encore la nuit chez moi, afin d’être tout rendu le lendemain. 36 J’étais â peine endormi sous mon reste de hangar, que je fus réveillé par le géant, qui cette fois se promenait tranquillement de long en large. Avant de l’examiner, je regardai le sol, et je le vis absolument déblayé et couvert de sa belle verdure. Il faisait encore un peu jour, le couchant était encore un peu rouge, et les neiges du haut montaient toutes roses dans le ciel bleu. Je me mis à observer le monstre, dont le pas ébranlait la terre ; il ne paraissait pas faire attention à moi et je me tins coi pour surprendre ses habitudes. J’étais décidé à ne pas agir follement comme la première fois et à savoir s’il ne lui prendrait pas fantaisie de s’en aller de lui-même, puisque maintenant il avait le pouvoir de marcher. Il devait être ennuyé des coups que je lui avais donnés dans la journée. En effet, il voulait s’en aller, et il essaya de remonter le plateau d’Yéous ; mais il s’y prenait fort mal : au lieu de faire un détour, il prétendait escalader le plus rapide du rocher et suivre la même route qu’il avait prise autrefois pour descendre. Il n’eut pas fait deux enjambées le long de l’escarpement, qu’il tomba sur ses genoux, le nez par terre, en rugissant et en criant d’une voix formidable : – Personne ne viendra donc m’aider à remonter chez moi ? En deux sauts, je fus près de lui, et, saisissant son 37 épouvantable main accrochée à une pointe de rocher : – Voyons, lui dis-je, tu sais bien que je suis ton maître ; obéis-moi, prends un autre chemin, et va-t’en ! – Eh bien ! relève-moi, répondit-il, prends-moi sur tes épaules et porte-moi là-haut. – Vous manquez de raison, je ne pourrais pas seulement soulever un de vos doigts ; mais je vous tourmenterai si bien... – Ne peux-tu me laisser tranquille, petit ? Je me trouve bien ici, j’y reste. Seulement je veux dormir sur le dos ; aide-moi. Je lui allongeai un coup de pied dans les reins, et, en se retournant, il me montra sa grosse vilaine figure toute couverte d’un lichen blanchâtre. Le voyant ainsi à ma merci, je sentis se rallumer toute la haine que je lui portais, et ne pus résister au désir de lui plonger mon bâton dans la gueule. Il ne parut pas s’en apercevoir ; mais une petite voix imperceptible sortit de cette caverne qui lui servait de bouche, et, prêtant l’oreille, j’entendis que cette voix disait : – Oh ! le méchant garçon qui déchire ma toile et qui a manqué m’écraser ! – Qui es-tu ? dis-je en retirant mon bâton avec précaution et en appliquant mon oreille sur la bouche du géant. 38 – Je suis la petite araignée des mousses, répondit la voix. Depuis que j’existe, je demeure ici ; je travaille, je file, je chasse ; pourquoi me déranges-tu ? – Va-t’en filer et chasser ailleurs, ma mie ; le monde est assez grand pour toi. – Je pourrais t’en dire autant, reprit-elle. Pourquoi tourmenter ce rocher qui m’appartient ? N’y a-t-il pas place ailleurs pour ta personne ? En ce moment, le géant, que je recommençais à chatouiller avec ma trique, éternua et chassa au loin l’araignée, tandis que, poussé comme par l’ouragan, je dégringolais au bas du rocher. Quand je fus là, je rentrai en moi-même. Puisque cette petite araignée avait vécu toute sa vie dans la gueule du géant sans s’inquiéter de ses caprices, et qu’elle y eût vécu toujours, si je ne l’eusse dérangée, pourquoi ne m’arrangerais-je pas pour vivre à côté de mon ennemi, sans exiger qu’il allât plus loin ? N’était-il pas fort bien là étendu sur son dos, les pieds appuyés sur les blocs qui avaient été jadis son piédestal, et le corps placé de manière à arrêter la glissade des neiges ? Je remontai vers lui, et me plaçant contre une de ses larges oreilles, car ma voix devait lui sembler aussi faible que m’avait semblé celle de l’araignée : – Tu prétends, lui dis-je, que tu es bien là, et que tu 39 veux y rester ? – Oui, répondit la formidable voix qui paraissait lui sortir du ventre ; j’y resterai quand tu m’y auras fait mon lit. – Ah ! vraiment, il faut un lit à monsieur ! repris-je en éclatant de rire, un lit de duvet peut-être ? – Je me contenterai d’un bon lit de sable ; mais il faut un creux pour ma tête, un creux pour chacun de mes membres, et surtout un grand creux pour mes reins, afin que je puisse dormir sans glisser. Allons, vite, arrange-moi ça, et tâche que je sois bien, sinon je retournerai m’étendre dans ton pré, où, sauf que tu me chatouilles de temps en temps en essayant de me travailler, je ne me trouve point mal. – Il est de fait, dit une voix humaine à côté de moi, que la chose la plus raisonnable à faire, serait de le mettre là et de l’y asseoir de la bonne manière. Il servirait de digue aux glaces d’en haut, et je ne sache pas l’endroit où il te gênera moins, car de le reporter à son ancienne place, tu n’y peux songer, et de le sortir autrement de ta rencluse, tu n’en as pas le droit. – Comment ? répliquai-je sans me soucier de savoir qui me parlait de la sorte, je n’en ai pas le droit ? Il a donc le droit, lui, de s’emparer de mon terrain ? – Il n’avait que le droit du plus fort, reprit la voix ; 40 mais tu ne l’as pas, toi, car la loi est plus forte que l’homme, et si tu te débarrassais de ton ennemi pour le faire rouler chez tes voisins, tu en serais empêché ou puni. – Et si je le poussais aux abîmes ? – Il n’y a pas d’abîme qui ne soit la propriété de quelqu’un, et d’ailleurs, au fond de tout abîme, il y a une eau courante qui est la propriété de tout le monde, et que tu n’as pas le droit d’arrêter ou de détourner. Il faut donc que tu gardes ton géant, et puisque ce revers de montagne t’appartient, c’est là qu’il faut le porter pierre à pierre. De cette façon, il te deviendra utile au lieu de te nuire. J’allais répondre qu’il n’était pas nécessaire de l’y porter, puisqu’il s’y était mis de lui-même, lorsqu’une clarté se fit dans mes yeux, et je reconnus que j’étais assis dans la cabane de mon vieil hôte, devant la cheminée, et que c’était lui qui causait avec moi. – Allons, dit-il, tu parles un peu comme un garçon qui rêverait tout éveillé ; cependant, quoique tu dises drôlement les choses, tu as d’assez bonnes idées. Viens souper, tu es rentré tard, mais je t’ai attendu, et nous causerons encore avant de dormir. Je ne savais plus où j’en étais, et je me sentais trop honteux pour rien dire. Avais-je rêvé, tout en revenant 41 au gîte, que j’étais aux prises avec le géant, qu’une petite araignée m’avait parlé, que le géant m’avait fait ses conditions, et avais-je eu la sottise de raconter cela au père Bradat ? Ou bien toutes ces choses m’étaientelles arrivées au coucher du soleil, et le géant, qui à coup sûr était magicien, m’avait-il transporté à la cabane Bradat sans que je me fusse aperçu de rien ? Quand j’eus un peu mangé : – Qu’est-ce que nous disions donc tout à l’heure ? demandai-je au vieux berger. – Voyons, tu t’endors ? répondit-il ; tu ne t’en souviens déjà plus ? Tu te fatigues trop après ce rocher. Tu es trop jeune pour faire tout seul un si gros ouvrage. – Combien donc pensez-vous qu’il faudrait de monde pour en venir à bout ? – Ça dépend du temps que tu voudrais y mettre. En deux saisons, je pense qu’une douzaine de bons ouvriers en viendraient à bout. – Une douzaine ? Êtes-vous sûr ? Je pensais qu’à moi tout seul... – Tu rêvais ! Il en faut bien douze, et en beaucoup d’endroits il faudra faire jouer la mine pour faire éclater les grosses roches. – Faire jouer la mine ? m’écriai-je. Voilà une idée 42 qui me plaît. Oui, oui, lui mettre le feu sous le ventre... il faudra bien qu’il s’en aille. – Sans doute, car il ne s’en ira pas tout seul. – Il s’en ira, vous dis-je ! c’est un paresseux qui ne veut pas s’aider ou un imbécile qui ne sait ce qu’il fait ; mais quand il sentira la poudre... – C’est un rocher : il se fendra ; mais il faudra tout de même faire une manière de chaussée avec les morceaux, et cela coûtera beaucoup d’argent. Est-ce que tu es riche ? – J’ai cent francs. Le père Bradat se prit à rire : – Ce n’est pas assez, dit-il ; il t’en faudrait au moins dix fois autant. – J’aurai cela un jour. – Eh bien ! attends ce jour-là. – Vous pensez donc que ce ne serait pas une folie de vouloir reprendre mon domaine à ce géant ? – Dame ! la terre est une chose bonne et sainte ; quand on l’a, c’est dommage d’être forcé d’y renoncer. Dieu n’aime pas qu’on l’abandonne tant qu’on peut la disputer à la glace et à la pierre. – C’est-à-dire aux méchants esprits ! Eh bien ! je la 43 disputerai à ce démon bête et cruel qui a voulu massacrer mon père et qui m’a détruit ma maison. C’est lui qui m’a fait mendiant, errant sur les chemins pendant toute mon enfance, pendant que lui, le brutal, l’idiot, il dormait son lourd sommeil sur notre prairie. Il en sortira, je vous dis ! Je le déteste trop pour le souffrir là, à présent que je commence à être un homme, et quand j’y mangerais ce que j’ai, ce que je dois avoir, quand mon bien ne vaudrait pas ce qu’il me coûtera, tant pis ! Il y a sept ans que je maudis ce géant ; je mettrai, s’il le faut, sept ans à le châtier et à le chasser ! – Tu es un drôle de garçon, dit le vieux berger. Comme tu te montes la tête, toi ! Je ne hais pas cela, j’y vois que tu aimais ton père, que tu as de la fierté et du courage : nous reparlerons de ton idée. Si je pouvais t’aider... mais je suis trop pauvre et trop vieux. – Vous pouvez m’aider : vendez-moi votre masse de fer. – Je te la prête pour rien. Je n’en ai pas besoin. Elle est lourde, laisse-la dans ta rencluse, où personne n’ira la dérober pendant la nuit. On a trop peur du géant. – On en a peur ? Voilà ce que je ne savais pas ! On sait donc qu’il se relève la nuit et qu’il marche ? – On le dit ; moi, je ne le crois point. J’ai servi en Afrique et j’ai fait la guerre, c’est te dire qu’habitué à 44 ne point craindre le canon, je ne m’amuse point avoir peur des pierres. – Mais je n’en ai pas peur non plus, père Bradat ! Je suis bien sûr que ce géant est un diable, et c’est pour cela que je suis décidé à lui faire la guerre, comme vous l’avez faite aux Bédouins. – Allons, reprit le vieux berger, c’est comme tu voudras. Il se fait tard, il faut dormir. Le jour suivant, comme je montais à ma rencluse j’entendis qu’il m’appelait : – Ne va pas si vite ! me dit-il, je veux aller avec toi. Je marche doucement, mais j’arrive tout de même, et je veux voir ce fameux géant. Je ne monte pas souvent làhaut, et n’ai jamais fait grande attention à cette pierraille : peut-être te donnerai-je un bon avis. Quand il eut tout examiné : – Il y a, dit-il, dix fois plus d’ouvrage que je ne pensais. Ce n’est pas en deux saisons que dix bons ouvriers pourraient déblayer cela. Il faudrait aussi une quantité de poudre... Si tu veux m’en croire, tu y renonceras ; tu y mangerais tout ce que tu as, et tu ne serais pas payé de tes peines. – N’avez-vous pas ouï dire pourtant, père Bradat, que l’herbe de ce pâturage était le meilleur échelon de la montagne ? Mon père me l’a tant répété que je le 45 crois. – Je ne dis pas non. Le peu qui y pousse encore est de première qualité ; mais quand tu auras déblayé, je suppose, il faudra fumer, et pour fumer il faut un troupeau ; il faut même bien vite un fort troupeau, car l’ancien engrais est tout perdu, et c’est un pâturage à recommencer en terre vierge. Si tu es bien riche, si tu as quatre mille francs par exemple... – Je n’en ai pas la moitié. – Alors n’entreprends pas cela, ce serait ta ruine. Qu’est-ce que c’est que ces chiffres-là sur le rocher ? – C’est moi qui les ai inventés pour calculer... – Ah ! je comprends. Tu ne sais donc pas écrire ? – Ni lire non plus. – C’est un malheur. Tu devrais apprendre, ça t’aiderait plus que tous tes coups de masse sur la pierre. – Je ne dis pas non ! Si vous vouliez m’apprendre... – Je n’en sais pas long ; mais c’est mieux que rien, et quand tu voudras... Je commençai le soir même en devançant d’une heure ma rentrée à la cabane de Bradat. Le plus grand des gars qui servaient le vieux berger, voyant que j’avais bon vouloir, m’enseigna aussi, et je dois dire que, s’il était moins patient que le vieux, il en savait 46 davantage. C’est comme cela que je commençai à en comprendre assez pour être à même de m’exercer tout seul. J’emportai bientôt un livre avec moi, et en prenant, sur le midi, une heure de repos, j’étudiais avec une grande attention et un entêtement aussi solide que celui qui m’attachait au travail de ma rencluse. Le père Bradat, voyant que ses prudents conseils n’avaient rien changé à ma résolution, prit son parti de ne plus m’en détourner ; seulement il se moquait un peu de moi quand je me laissais aller à parler du géant comme d’un méchant diable, et cela me rendit plus circonspect. Je n’en parlai plus que comme d’un tas de pierres, sans démordre pour cela de mon idée et de ma haine. Les autres gars pensaient pourtant un peu comme moi, qu’il y avait de l’enchantement dans ces maudites roches. Ils avaient ouï parler, en d’autres pâturages de montagne, de certains éboulements qu’on avait voulu endiguer, mais où le démon défaisait chaque nuit la besogne des ouvriers les plus habiles. Ils venaient quelquefois me voir travailler, car je travaillais avec rage, et ils se hasardaient par amitié pour moi à me donner un coup de main ; pourtant ce n’était pas sans un peu de crainte, et même il y en eut un qui, ayant rêvé du géant, jura qu’il n’y voulait plus toucher. Je n’insistai pas. Je savais bien que, si je leur avais voulu payer du vin le dimanche, ils auraient eu plus de courage ; mais je ne voulais pas les détourner de leur 47 devoir : c’eût été mal m’accordait le père Bradat. payer l’hospitalité que Je n’en eus pas moins la compagnie de l’un ou de l’autre de temps en temps. Le père Bradat consentait à me garder et à me nourrir moyennant que ses chèvres consommeraient le peu d’herbe qui poussait chez moi, et l’enfant chargé de les conduire s’amusa, pendant que je piochais, à construire, pour se garer de la pluie, une baraque assez solide avec les restes de l’ancienne et beaucoup de pierres et de broussailles qu’il agença très adroitement. J’eus donc un refuge pour la nuit, et je m’en servis plusieurs fois afin d’avancer mon ouvrage. IV Chaque fois que je dormis là, je revis le géant, et chaque fois je le vis plus remuant et plus agité. Il devenait certain pour moi qu’il se sentait tracassé, et qu’il se faisait plus léger et plus désireux de s’en aller ; mais je crois aussi qu’il devenait toujours plus imbécile, car, au lieu d’aller dormir où je lui conseillais d’être, il essayait toute sorte d’installations impossibles. Je tâchais de le raisonner dans son intérêt et dans le mien, lui promettant de le laisser tranquille quand il serait où 48 je voulais le voir. Il ne comprenait rien, ou bien il me répondait de telles grossièretés que j’étais forcé de le battre, et, sitôt battu, il s’effondrait et recommençait à dévaster ma prairie. Voyant qu’il n’y avait pas moyen de causer avec cette brute, j’y renonçai. Je le laissai faire ses lourdes extravagances, qui n’aboutissaient à rien, et bien souvent je m’endormis au bruit sourd de son pas inégal : il devenait de plus en plus boiteux. Je vis bien que le plus sage était de continuer à lui casser les pieds, et qu’il ne s’en irait que par force, en menus morceaux. J’étais là depuis trois mois. Je devenais fort comme un jeune taureau, et j’apprenais très vite à lire assez pour comprendre ce que je lisais. Le père Bradat qui ne comprenait pas tous les mots et toutes les idées de ses livres, était surpris de me voir les lui expliquer. C’est que mon père, en ne m’enseignant rien, m’avait appris beaucoup de choses, et il arriva bientôt que les habitants de la cabane me regardèrent comme un savant qui cachait son jeu. Ils ne me détournèrent plus de mon projet, et je résolus d’en hâter l’accomplissement par quelque dépense. Je descendis la vallée de Lesponne, et j’allai aux carrières de marbre de Campan pour embaucher des ouvriers. Je n’en trouvai point. C’était la belle saison où les étrangers occupent toute la population ; on me 49 demandait un prix insensé. Je parvins à me procurer un peu de poudre, et je revins consolé en songeant à la petite fête que j’allais donner à monseigneur Yéous. Dès le matin suivant, je courus tout préparer après avoir averti mes hôtes de ne pas s’étonner du bruit ; je creusai ma petite mine avec l’instrument que je pus trouver. Je ne m’y pris point mal ; j’avais assez vu opérer ce travail sur les routes de montagne. Le cœur me battait d’une joie cruelle quand j’allumai la mèche ; j’avais mis toute ma poudre, l’explosion fut belle et faillit m’être funeste, j’étais trop fier pour avoir bien pris mes précautions ; mais la gueule du géant éclata jusqu’aux oreilles, car je m’étais attaqué à sa face, et il resta béant avec une si laide grimace que j’en tombai de rire, tout sanglant et blessé que j’étais moi-même. Je n’avais rien de grave, je me relevai vite. – Bois mon sang ! dis-je à mon ennemi en me penchant sur sa hure calcinée. Voilà ! c’est entre nous duel à mort. Tu ne sais pas saigner, toi, mais j’espère que tu souffres comme tu as fait souffrir mon père. En ce moment, je vis une chose qui me ramena à la pitié. L’explosion avait envoyé au diable une pauvre fourmilière installée dans une oreille du géant. Ce petit monde éperdu ne s’amusait pas à compter ses morts et à fuir ; il remontait avec courage à l’assaut des ruines pour emporter ses larves et les mettre en sûreté ailleurs. 50 – Ma foi, je vous demande pardon, leur dis-je, j’aurais dû vous avertir ; mais je vais vous aider à sauver vos enfants. Je pris sur ma pelle de bois un gros paquet de cette terre si bien triturée et creusée de logettes et de corridors où reposaient les larves, et je la portai à quelque distance. Je regardai les adroites fourmis qui, après m’avoir suivi, retournaient sans se tromper faire le reste de leur déménagement. Elles s’avertissaient, elles se parlaient certainement, elles s’entraidaient. Personne ne paraissait consterné ni découragé. – Petites fourmis, leur dis-je, vous me donnez là une grosse leçon ! Dût mon travail s’écrouler sur moi, je ne l’abandonnerai pas. Mais j’étais tout seul, moi, et toutes mes idées se portèrent à la résolution d’avoir de l’aide. Je n’avais pas encore donné de mes nouvelles à ma mère, bien que je fusse fort près d’elle. J’avais craint avec raison qu’elle ne me blâmât de perdre mon temps à caresser des chimères au lieu de chercher une place. Je commençai à me tourmenter de l’inquiétude qu’elle devait avoir, et j’allai la trouver. Elle était inquiète en effet, et me gronda quand elle apprit que je n’avais rien gagné encore ; mais, quand elle sut que j’avais presque appris à lire et que je n’avais presque rien dépensé, elle se calma, forcée de 51 reconnaître que je n’avais point fait le vagabond. Alors je lui ouvris mon cœur, je lui racontai l’emploi de mon temps et lui confiai mes espérances. Elle fut très surprise et très émue, mais très effrayée aussi. Elle me parla comme m’avait parlé le père Bradat et me supplia de ne point risquer mon avoir dans une entreprise si déraisonnable. Pourtant je gagnai ceci sur elle, qu’elle me laissa voir son attachement pour ce coin de terre où elle avait été plus heureuse qu’ailleurs et où elle m’avoua être retournée bien des fois en rêve. Je ne voulus pas me trop obstiner, espérant que peut-être avec le temps je la persuaderais. Je lui promis d’utiliser l’hiver, car je devais quitter les hauteurs très prochainement, et je lui tins parole. Ma saison finie dans les pierres, je fis présent au père Bradat d’une bonne capuche de laine de Baréges, et à ses gars de divers petits objets achetés à leur intention. Nous nous quittâmes bons amis, avec promesse de nous retrouver l’année suivante, et je m’en allai chercher fortune du côté de Lourdes, dans les carrières et sur les routes. J’avais toujours mon idée, je voulais apprendre à combattre le rocher et à m’en rendre maître le plus vite et le plus adroitement possible. On ne me faisait faire qu’un métier de manœuvre, mais, tout en le faisant, je regardais le travail des ingénieurs et je m’efforcerais de me rendre compte de tout. Je gagnais bien peu de chose au-delà de ma nourriture et de mon entretien. Ce 52 surplus, je l’employais à prendre des leçons de calcul, car, pour la lecture, je m’en tirais déjà tout seul avec lenteur et patience ; quant à l’écriture, je m’en faisais une moi-même en copiant. J’employais à tout cela une ou deux heures le soir et presque tout mon dimanche. On me regardait comme un grand bon sujet, raisonnable comme pas un de mon âge ; au fond, j’étais un entêté, rien de plus. Aussitôt que le printemps eut fondu les neiges, je quittai tout pour courir voir ma mère et acheter une brouette, un pic, de la poudre, une tarière, une masse, tout ce qu’il me fallait enfin pour attaquer mon ennemi de plus belle. J’obtins de ma mère la promesse de me donner cent francs encore quand j’aurais dépensé ce que j’avais en réserve, si mon travail, vérifié, méritait d’être encouragé ; pour se prononcer à cet égard, elle s’engageait à venir le voir dans le courant de la belle saison. J’avais embauché à Lourdes deux gars de mon âge, qui, m’ayant promis de me rejoindre à Pierrefitte, s’y trouvèrent en effet au jour dit. C’était de bons compagnons, aimant le travail et point vicieux. Tout alla bien au commencement. Ceux-là n’avaient point peur du géant Yéous et ne se gênaient pas pour lui briser les côtes et lui élargir la mâchoire. Nous nous construisîmes une cabane plus grande et plus solide, 53 l’hiver ayant détruit celle que j’avais, et, comme le père Bradat allait toutes les semaines à la provision dans les vallées, nous le chargeâmes d’acheter et de rapporter la nôtre sur son âne. Tant qu’il s’agit de faire sauter les roches, mes compagnons furent gais ; mais, quand il fallut charger et mener la brouette, l’ennui les prit, ils étaient de la plaine, la montagne les rendait tristes, et je ne pouvais plus les distraire de l’ennui des soirées et du bruit agaçant des cascades. Ce que je trouvais si beau, ils le trouvaient triste à la longue, et un beau matin je vis que la peur les avait pris. La peur de quoi ? Ils ne voulurent pas le dire. J’avais peut-être fait l’imprudence de trop parler par moments de ma haine pour ce rocher, et, bien que je n’eusse rien raconté de ses apparitions nocturnes, auxquelles souvent j’assistais encore en silence pendant que les autres dormaient, peut-être fut-il aperçu ou entendu par l’un d’eux. Quoi qu’il en soit, ils me déclarèrent qu’ils avaient assez de cette solitude, et ils me quittèrent de bonne amitié, mais en cherchant à me décourager. Ils n’y réussirent pas. Après avoir pour mon compte embauché d’autres compagnons, qui avancèrent encore un peu la besogne, mais sans donner des résultats bien apparents, je fus encore laissé seul, sous le prétexte que j’avais entrepris une folie, et que c’était me rendre 54 service que de m’abandonner. Pour la première fois, j’eus un accès de découragement. Je ne pus dormir la nuit, et je vis le géant plus entier, plus solide, plus vivant que jamais, assis sur un bloc au milieu d’autres blocs que j’avais réussi à isoler. Au clair de la lune un peu voilée, on eût dit d’un berger gardant un troupeau d’éléphants blancs. J’allai à lui, je parvins à grimper sur ses genoux, et, m’accrochant à sa barbe, je me haussai jusqu’à son visage, que je souffletai de ma masse de fer. – Petit berger, me dit-il avec sa voix rugissante, allez chercher un autre herbage. Celui-ci est à moi pour toujours – et me montrant les blocs épars –, vous m’avez donné ces brebis, je prétends les nourrir à vos frais jusqu’à la fin des siècles. – C’est ce que nous verrons, repris-je. Tu crois triompher parce que tu me vois seul ; eh bien ! tu sauras ce que peut faire un homme seul ! Dès le lendemain, je m’attaquai aux blocs avec tant d’emportement que quinze jours après le géant, n’ayant plus une seule brebis, essaya encore de s’en aller, et fit un pas vers la digue où je le voulais parquer. Ma mère vint me voir un dimanche avec mes sœurs. J’avais déblayé entièrement la place où mon père avait été brisé ; l’herbe, assainie par une rigole, y poussait au 55 mieux, et de belles ancolies bleues se miraient dans le filet d’eau. J’avais planté une croix de bois à l’endroit même de l’accident et j’y avais établi un banc de pierre. Ma mère fut très touchée de ce soin, elle pria et pleura à cette place, et, regardant ensuite notre petit domaine, dont un bon quart était nettoyé et bien verdoyant, elle m’avoua qu’elle ne s’attendait pas à me voir si avancé ; mais quand, après s’être un peu reposée, elle entra dans la partie plus épaisse du dégât, quand elle vit tout ce qui me restait à faire, elle fut effrayée et me supplia de me contenter de ce qui était fait. – Tu peux, dit-elle, louer ce bout de pâturage à tes voisins d’en bas, à présent qu’il a une petite valeur. Ce sera une mince ressource, mais cela vaudra mieux qu’une folle dépense. Je ne cédais pas ; ma mère se fâcha un peu et me menaça de ne plus m’avancer d’argent. Maguelonne, qui commençait à être une grande fille, pleura à ma place. Elle prenait mon parti, elle m’approuvait. Elle eût voulu être garçon et avoir la force de m’aider. Rien ne lui semblait plus beau que les hauteurs ; elle jurait de ne se jamais marier dans une ville. Elle n’avait jamais oublié sa montagne ; c’est là qu’elle rêvait de retourner vivre dès qu’elle en trouverait le moyen. La petite Myrtile ne disait rien, mais elle ouvrait ses yeux bleus et courait comme une gelinotte dans les rochers, ivre d’une joie qu’elle sentait et montrait sans pouvoir l’expliquer. 56 J’avais préparé un petit goûter de fraises avec la meilleure crème du père Bradat. Nous mangeâmes ensemble sur les ruines de notre maison. Nous étions tous attendris, tristes et joyeux en même temps. Ma mère me quitta sans me rien promettre, mais en m’embrassant beaucoup et sans pouvoir se décider à me blâmer. Je travaillai donc seul jusqu’à la fin de la saison. Plus ma tâche avançait, plus je m’assurais de la difficulté que je trouverais à transporter cette montagne de débris. Je travaillais d’autant plus. Je ne descendais plus aux cabanes qu’un instant le dimanche. Puisque j’avais une espèce de logement, je m’y tenais, et je mettais à profit les soirées pour lire, écrire et compter. J’avais fait, en fouillant les décombres, une découverte précieuse ; j’avais retrouvé intact un vieux coffre qui contenait divers outils, quelques ustensiles de ménage et les livres tout dépareillés de mon père. Je les lus et relus avec un grand plaisir, ne me dépitant pas quand ils me laissaient au milieu d’une aventure, que je continuais à ma fantaisie. Ils étaient pleins d’exploits merveilleux qui me montaient la tête et enflammaient mon courage. Je ne m’ennuyais point seul. J’apprenais à calculer par chiffres l’étendue et la durée de mon travail. Je vis que j’en pourrais venir à bout par moimême en plusieurs années, et, quoi qu’on pût dire, je m’y acharnai. Le géant était si bien émietté qu’il n’essayait plus de rassembler ses os pour se promener. 57 Il me laissait dormir tranquille, sauf que de temps en temps je l’entendais geindre avec la voix d’un bœuf qui s’ennuie au pâturage. Je lui imposais silence en le menaçant d’employer la poudre. Je savais que c’était ce qu’il détestait le plus. Alors il se taisait, et je voyais bien qu’il était vaincu et se sentait absolument en mon pouvoir. L’hiver venu, je fis comme l’année précédente, et je gagnai davantage. J’avais déjà dix-sept ans ; j’avais grandi et pris des muscles de première qualité. Malgré mon jeune âge, je fus payé comme un homme fait. Un des messieurs qui conduisaient les travaux me remarqua, prétendit que j’étais plus intelligent, plus persévérant que tous les autres, et me prit en amitié. Il me confia dès lors en toute occasion l’ouvrage qui pouvait le mieux m’instruire, et il me fit faire un bon petit profit en me donnant place dans son logement et à sa table ; cela fit qu’au printemps je n’avais presque rien dépensé. Il s’en allait du pays et désirait m’emmener comme serviteur et compagnon, me promettant de me faire faire mon chemin dans l’emploi ; mais rien ne put me décider à abandonner ma rencluse. J’y retournai aussitôt que la neige me permit d’y poser les pieds. 58 V Tout était à peu près cassé. Je n’avais plus que le travail de la brouette. Ce n’était pas le plus dur, mais ce fut le plus ennuyeux. J’y passai toute cette saison-là, et la suivante, et celle d’après encore. Enfin, au bout de cinq années, je vis un beau soir tout le corps dépecé du géant transporté sur le flanc déchiré de la montagne et formant une belle digue capable de retenir les glaces des plus rudes hivers, avec tous les sables qu’elles entraînent, lesquels, en rencontrant un point d’appui, tendaient à s’amonceler et à augmenter la puissance de la digue. Ma prairie, que j’avais drainée à mesure avec des rigoles de pierre, portait toutes ses eaux vers la coulisse du torrent et se passait d’engrais pour être magnifique. Il n’y avait que trop de fleurs ; c’était un vrai jardin. Les chèvres n’y venaient plus, car j’avais replanté, dès la seconde année, tous les hêtres que l’éboulement avait détruits, et mes jeunes sujets étaient déjà forts et bien feuillus. Jour par jour aussi, j’avais arraché les fougères et les autres herbes folles qui m’avaient envahi ; je les avais brûlées, et la cendre avait détruit la mousse. J’en étais à ma dernière brouettée, peut-être la quatre millième, quand je m’arrêtai et la laissai sur place, voulant donner à ma 59 sœur Maguelonne le plaisir de la soulever et de dire qu’elle avait mis la dernière main à mon ouvrage. Alors je me mis à genoux du côté du soleil pour remercier Dieu du courage qu’il m’avait donné et de la santé qu’il m’avait permis d’avoir pour mener à bonne fin cette tâche, que l’on m’avait dit devoir prendre toute la vie d’un homme. Et je n’avais que vingt et un ans ; j’entrais dans ma majorité, et la tâche était faite ! J’avais devant moi tout mon âge d’homme pour jouir de ma propriété et recueillir le fruit de mon labeur. Le soleil se couchait dans une gloire de rayons d’or et de nuages pourpres, c’était comme un grand œil divin qui me regardait et me souriait. Les neiges du pic brillaient comme des diamants, la cascade chantait comme un chœur de nymphes ; un petit vent courbait les fleurs, qui semblaient baiser ma terre avec tendresse. Du monstre qui m’avait tant ennuyé, il n’était plus question ; il était pour jamais réduit au silence. Il n’avait plus forme de géant. Déjà en partie couvert de verdure, de mousse et de clématites qui avaient grimpé sur la partie où j’avais cessé de passer, il n’était plus laid ; bientôt on ne le verrait plus du tout. Je me sentais si heureux que je voulus lui pardonner, et, me tournant vers lui : – À présent, lui dis-je, tu dormiras tous tes jours et toutes tes nuits sans que je te dérange. Le mauvais 60 esprit qui était en toi est vaincu, je lui défends de revenir. Je t’en ai délivré en te forçant à devenir utile à quelque chose ; que la foudre t’épargne et que la neige te soit légère ! Il me sembla entendre passer, le long de l’escarpement, comme un grand soupir de résignation qui se perdit dans les hauteurs. Ce fut la dernière fois que je l’entendis, et je ne l’ai jamais revu autre qu’il n’est maintenant. Dès le matin, je préparai la petite fête que je voulais donner ; j’allai inviter le père Bradat, qui avait toujours été un bon voisin, un brave ami pour moi, à se rendre chez moi vers midi avec tous ses gars et tous ses animaux, auxquels je voulais donner l’étrenne de mon pré ; puis je courus à Pierrefitte chercher ma mère et mes sœurs. – Me voici, leur dis-je, j’ai fini, et je n’ai rien dépensé de l’argent que vous me réserviez pour ma majorité. Il me le faudra maintenant pour acheter un troupeau et bâtir une vraie maisonnette ; mais j’entends que tout soit commun entre nous quatre jusqu’au jour où mes sœurs voudront s’établir ; alors nous ferons de toutes choses des parts égales. En attendant, venez ; j’ai là une carriole et un cheval pour vous conduire jusqu’au pied de la montagne, avec quelques provisions pour le déjeuner. Je veux que vous plantiez le bouquet sur la 61 rencluse à Miquelon. Quand elles entrèrent dans notre petit vallon, elles crurent rêver ; la cantine était dressée et envoyait dans les airs son long filet de fumée bleue. Le père Bradat, aidé de quelques femmes et filles des environs que j’avais requises en passant, préparaient le repas, les perdrix de montagne, que vous appelez lagopèdes et qui sont toutes blanches l’hiver, les coqs de bruyère et les fromages de crème. J’apportais le vin, le sucre, le café et le pain tendre. Le troupeau de Bradat était épars sur mon herbage et l’attaquait à belles dents comme pour prouver qu’il était bon. Les gars mettaient la table et dressaient les sièges avec des billes de sapin et des planches à peine équarries ; mais tout cela, couvert de feuillages et de fleurs, avait un air de fête. Le bouquet de rhododendrons et d’œillets sauvages était pendu à une corde pour être hissé par ma mère à une perche. Quant à moi, j’eus aussi la surprise d’une musique à laquelle je n’avais point songé. Le père Bradat avait convié un de ses amis, joueur de tympanon, à venir nous faire danser. Après le déjeuner, nous eûmes le bal, mes sœurs s’en donnèrent à plein cœur et à pleines jambes. Ma pauvre mère pleura de joie en hissant le bouquet, Maguelonne se couvrit de gloire en enlevant lestement la dernière brouettée et en la jetant sur le tas. Tout le monde fut gai, par conséquent amical et bon. Personne ne se grisa, bien que je n’eusse point épargné 62 le vin. Nos montagnards sont sobres et polis, vous le savez. Le soir venu, je reconduisis ma famille ; ma mère me bénit et me remit l’argent pour bâtir la maison que vous voyez et acheter le bétail. Elle consentait à vivre l’été avec moi à la rencluse ; mes sœurs s’en faisaient une fête et une joie. L’année suivante, au moment où nous étions prêts à nous installer, nous eûmes une grande inquiétude. Ma mère fut malade, et nous crûmes la perdre ; mais dès qu’elle fut hors de danger, elle se fit transporter dans notre montagne, où le bon air l’eut bientôt guérie. Si vous ne la voyez point aujourd’hui avec nous, c’est que la brave femme, qui ne se trouve pas assez occupée ici et qui veut toujours gagner de l’argent pour nous, est à Cauterets, où elle blanchit et repasse les jupes et les affiquets des belles baigneuses, sans parler des fines chemises des beaux messieurs. On la demande partout parce qu’elle est bonne ouvrière et très aimable. Quant à nous, vous voyez, nous sommes bien ici, et c’est toujours un regret quand nous y finissons notre saison d’été, c’est toujours avec plaisir que nous y refaisons notre installation aux premiers beaux jours. La chasse est bonne, le gibier ne manque pas. Monseigneur l’ours, quand il s’aventure de notre côté, est bien reçu au garde-manger. Les loups nous ont un peu tourmentés au 63 commencement ; mais ils ont eu leur compte et se le tiennent pour dit. Notre rencluse est redevenue meilleure qu’elle n’avait jamais été. J’ai fait de bonnes affaires avec mes vaches grasses, que je vais vendre en pays de plaine chaque automne pour en racheter de maigres au printemps, si bien que j’ai pu doubler mon terrain en achetant le morceau d’à côté. il était à l’abandon, je ne l’ai pas payé cher. À présent il vaut autant que l’autre, et l’an qui vient je doublerai mon troupeau, c’est-à-dire mon capital de roulement. Voilà mon histoire, mon cher hôte, dit Miquelon en terminant. Si elle vous a ennuyé, je vous en demande pardon. J’ai été un peu intimidé, d’abord par la crainte de n’être pas pris au sérieux, et ensuite par le sérieux avec lequel vous m’écoutiez. – Mon cher Miquel, lui répondis-je, savez-vous à quoi je songeais en supputant dans mon esprit le nombre de vos coups de masse et de vos brouettées de pierres ? D’abord je regrettais qu’un homme de votre valeur n’eût pas été appelé par la destinée à exercer sa persévérante volonté sur un plus vaste champ d’action, et puis je me suis dit que, quel que fût le théâtre, nous étions tous des casseurs de pierres, plus ou moins forts et patients. L’homme capable de reconquérir son domaine comme vous l’avez fait n’est pas ordinaire, et ce qui me frappe le plus en ceci, ce n’est pas seulement 64 cette obstination du paysan, qui est pourtant digne de respect, c’est que vous avez été mû par un sentiment plus élevé que l’intérêt, l’amour filial et la lutte pour la fécondité de la terre, envisagée comme un devoir humain. – Bien, merci ! reprit Miquelon. Il y a eu cela ; pourtant il y avait aussi quelque chose que vous devez blâmer, la croyance aux mauvais esprits dans la nature. – Oh ! ceci, vous n’y croyez plus, je le vois bien. – À la bonne heure ! vous me comprenez. J’étais un enfant nourri de rêveries et sujet aux hallucinations... Et puis je ne comprenais pas le fin mot des croyances. J’ai lu depuis, j’ai vu qu’il n’y avait qu’un Dieu, et que Zeus ou Jupiter n’était qu’un de ses prénoms. Celui qui a mis la foudre dans les nuées n’en veut pas au rocher qu’il frappe, et le rocher qui s’écroule n’en veut pas au pauvre homme qu’il broie. Aussi... vous verrez demain, sur le haut de ma digue, où la terre s’est amoncelée et amendée, que j’ai planté comme un petit bois sacré d’androsèmes et de daphnés sauvages en signe de respect pour les lois de la nature, dont les anciens dieux étaient les symboles. Je passai une très bonne nuit sous le toit de Miquelon, et je n’attendis pas le lever du soleil pour aller visiter la rencluse. Miquelon était déjà dans son étable : mais, devinant que j’avais plaisir à être un peu 65 seul, il eut la discrétion de me laisser errer à ma guise. Je trouvai de beaux échantillons de plantes, des anémones à fleurs de narcisse, des primevères visqueuses, des saxifrages de diverses espèces rares et charmantes ; mais j’examinai surtout le géant, ce monument qu’il eût fallu dédier à la divinité qui fait d’incontestables miracles pour l’homme, la patience ! J’y fis une récolte de mousses très précieuse ; j’y contemplai les savants travaux des fourmis et la chasse habile et persévérante de la petite araignée. J’aurais bien souhaité entendre un peu le râle du géant par curiosité ; mais je n’entendis que la voix harmonieuse et fraîche d’une charmante cascade qui tombait tout près de là, et dont l’eau, bien dirigée par les soins de Miquelon, caressait la prairie en chantant un allegro très gai. Miquelon me fit faire encore un bon repas et me remit dans mon chemin par d’agréables sentiers. Il ne voulut accepter pour remerciement de son hospitalité que des graines de fleurs sauvages recueillies par moi sur d’autres montagnes. Quand je lui appris qu’un des plaisirs du botaniste était de semer en divers endroits les plantes belles et rares pour en conserver l’espèce, en vue des recherches des autres botanistes, il me parut touché et frappé de cette idée, et se promit de suivre désormais mon exemple dans ses courses. Il avait, comme tous les montagnards en contact avec les 66 amateurs et les touristes, quelques notions d’histoire naturelle. Il voulut me conduire à sa maison de Pierrefitte pour me donner des échantillons de plantes et de minéraux, de belles cristallisations enlevées sur le géant même, des renoncules glacialis et des ramondies superbes cueillies près des glaciers. – N’est-ce pas, me disait-il, que nos montagnes sont le paradis des botanistes ? Vous y avez à la fois les fleurs et les fruits de toutes les saisons. Au fond des vallées, c’est l’été et l’automne ; vous montez à micôte, vous trouvez le printemps ; plus haut encore, et vous reculez dans la floraison que vous ne trouveriez ailleurs qu’aux premiers jours de mars. Ainsi vous pouvez récolter dans la même journée les orchis des premiers beaux jours, et ceux de l’arrière-saison. C’est la même chose pour tout, pour l’air et la lumière. Vous avez en un jour, à mesure que vous montez, l’éclat du soleil sur les lacs, la brume d’automne sur les hautes prairies, et la majesté des hivers sur les cimes. Comment pourrait-on s’ennuyer de la vue des plus belles choses ainsi rassemblées ? Une pareille richesse vaut bien d’être achetée par sept mois d’exil dans la plaine. C’est pourquoi nous aimons tant notre montagne et lui pardonnons de nous chasser tous les ans. Nous comprenons qu’elle appartient à quelque chose qui est plus que nous, et qu’il faut nous contenter des beaux sourires qu’elle nous fait quand nous y rentrons. 67 Miquelon voulut encore m’héberger et me servir à Pierrefitte. J’étais honteux d’être ainsi comblé par un homme pour qui j’avais fait si peu. – Souvenez-vous, me dit-il quand nous nous séparâmes, que vous avez dit jadis devant moi à mon père : « Il ne faut pas que cet enfant mendie plus longtemps ; il a dans les yeux quelque chose qui promet mieux que cela. » J’ai recueilli votre parole, et qui sait si je ne vous dois pas d’avoir voulu être un homme ? Nohant, mars 1873. 68 L’histoire d’un rêveur Édition de référence : La Revue des Deux Mondes, 1924. 69 I La grotte des chèvres Par une belle matinée du mois de juin, vers la fin du siècle dernier, un beau jeune homme s’avançait dans cette contrée admirable qui forme la base de l’Etna du côté de Catane, et qui, en raison de sa position, porte le nom de regiόne piemontése. Il allait visiter le volcan gigantesque de la Sicile, et, comme ce n’était pas la première fois qu’il entreprenait cette excursion, il n’avait pas jugé nécessaire de se munir d’un guide surtout dans la partie riante et habitée qu’il parcourait et dont chaque sentier, chaque vallon couvert de fleurs et de fruits, chaque coteau tapissé de vignes, lui étaient devenus familiers dans ses fréquentes promenades. Il montait un beau et bon cheval qu’il laissa à Nicolosi, village d’un aspect assez sombre, bâti de laves et de basaltes, et servant de limite entre le pays enchanté que notre voyageur venait de franchir, et la région déserte et sauvage, qui s’élève rapidement vers la sommité de l’Etna. Après s’être reposé quelques heures et avoir loué une mule, la plus vigoureuse qu’il pût trouver dans 70 le bourg, – et ce n’était pas beaucoup dire, – il repartit vers 5 heures de l’après-midi, déterminé à marcher toute la soirée et toute la nuit, afin d’arriver au cratère au lever du soleil et d’y contempler le plus magnifique spectacle de l’univers : toute la Sicile déployée en triangle sous ses pieds et baignée de l’immense mer, où la vue ne rencontre plus de bornes que du côté du détroit et des monts de la Calabre. – Il me semble, mon bon Tricket, dis-je en interrompant le narrateur, que tu fais des phrases un peu longues. – Elles ne le sont pas encore assez pour être à la mode, me répondit-il sans se déconcerter, et il continua. Le voyageur eut un assaut à soutenir contre le babil de l’hôtesse de Nicolosi qui voulait l’engager à prendre un guide. « Sainte Vierge ! disait-elle, c’est une véritable folie que de vous engager ainsi tout seul dans ces bois où il est si facile de s’égarer que nos pâtres eux-mêmes s’y égarent tous les jours. Et si vous alliez vous engloutir dans une de ces cheminées souterraines qu’on rencontre à chaque pas ? Gesù mio signore, ne vous exposez pas ainsi, car si vous échappez aux dangers de la route, qui sait quels malins esprits peuvent se jouer de vous et vous jeter en bas de la montagne ? Il y a un certain génie malfaisant qu’on appelle... 71 – Vous me conterez cette histoire demain, ma bonne hôtesse, interrompit le voyageur. Aujourd’hui, elle retarderait trop mon départ. Je pense que les malins esprits m’attaqueront aussi bien avec une escorte de cent hommes, s’ils ont envie de contrarier ma marche. J’ai déjà fait cinq ou six fois ce chemin, et je dois le connaître assez bien pour m’y maintenir avec quelque attention. Et puis, pensa-t-il en s’éloignant de Nicolosi au trot de sa mule, et en traversant la plaine inclinée, couverte de cendres rougeâtres qui domine le village, mon plaisir sera sans mélange. Si je parviens seul au terme de ce désert terrible et majestueux, je n’aurai pas à essuyer les éternels et fatigants avis d’un guide qui veut se rendre nécessaire et doubler son importance, en vous exagérant les dangers du chemin. Je n’aurai pas non plus l’importune distraction de ses explications plates et grossières, ni l’inquiétante contrariété de ses fatigues feintes ou réelles, ni l’embarras de ces mille ruses perfides par lesquelles ils cherchent à faire doubler leur salaire et manquer votre voyage. Il faut être seul pour sentir toute l’exaltation qu’une nuit sur l’Etna est capable d’inspirer : la présence d’un être de mon espèce me rappellerait que je suis un homme, et seul avec le vent et la neige, j’espère l’oublier. Je veux pouvoir enfin abandonner mon âme au désordre de ces éléments fougueux qui règnent en maîtres absolus sur une terre déchirée et bouleversée chaque jour au gré de 72 leur caprice. Le jeune homme, dans son enthousiasme, ne manqua pas de s’identifier avec Empédocle. Sa situation l’exigeait rigoureusement, quoiqu’il fît le plus beau temps du monde, et que rien ne rendît l’approche du volcan périlleuse. Il arriva sans difficulté à la grotte des Chèvres, station ordinaire des voyageurs et seul gîte qu’ils puissent trouver dans cette forêt inhabitable. Il y fit les préparatifs d’usage pour y passer le moins mal possible la première partie de la nuit, c’est-à-dire qu’il coupa de l’herbe qu’il plaça devant sa mule attachée à un arbre voisin ; qu’il abattit du bois et alluma du feu que la température glacée de cette région rend indispensable, et auprès duquel il fit un souper assez frugal, dont il s’était précautionné en quittant l’auberge de Nicolosi. Après quoi, il donna un dernier coup d’œil à sa monture, que ses habitudes rustiques et sa sobriété naturelle préservèrent du besoin de l’enthousiasme pour s’accommoder de sa position. Puis il ranima le feu en y traînant la moitié d’un bouleau desséché, et s’enveloppant dans son vaste manteau, il chercha à goûter quelques heures de sommeil, en attendant celle de se remettre en route ; cependant, il ferma en vain les yeux ; en vain, il s’étendit sur son lit de feuilles sèches et y changea vingt fois de position. Quoiqu’il s’assurât 73 bien, en examinant sévèrement son âme ferme et aventureuse, qu’elle ne recevait pas la plus légère émotion de crainte, soit la nouveauté de sa situation dans cette imposante solitude, soit la subtilité d’un air qu’il n’était pas accoutumé à respirer, il lui fut impossible de s’endormir : l’abondance et la vivacité de ses pensées fatiguaient son cerveau, tous ses nerfs éprouvaient une excitation extraordinaire. Tantôt la chaleur du foyer le suffoquait, mais s’il écartait un peu son manteau pour s’alléger, le froid le saisissait et le faisait frissonner de la tête aux pieds : tantôt il lui semblait que des voix humaines se mêlaient aux plaintes du vent dans les vieux chênes de la forêt. Il les écoutait avec un plaisir mélancolique ; et puis, son imagination leur prêtant des modulations qu’elles n’avaient pas, il les répétait intérieurement jusqu’à ce qu’il fût excédé de leur monotonie. Enfin, renonçant au sommeil, il s’assit et resta, les coudes appuyés sur ses genoux et ses yeux fixés sur la braise rouge de son foyer, d’où s’échappaient sous mille formes et avec mille ondulations variées, des flammes blanches et bleues. C’est là, pensait-il, une image réduite des jeux de la flamme et des mouvements de la lave dans les irruptions de l’Etna. Que ne suis-je appelé à contempler cet admirable spectacle dans toutes ses horreurs ? Ou que n’ai-je les yeux d’une fourmi pour admirer ce bouleau embrasé ; avec quels transports de joie aveugle 74 et de frénésie d’amante, ces essaims de petites phalènes blanchâtres viennent s’y précipiter ! Voilà pour elles le volcan dans toute sa majesté ! Voilà le spectacle d’un immense incendie. Cette lumière éclatante les enivre et les exalte comme ferait pour moi la vue de toute la forêt embrasée ; la nature n’a rien fait de misérable, tout y jouit d’une richesse relative de sensations, tout y est sensations, tout y possède des trésors de jouissance et des torrents de délices. Au milieu de la création, l’homme est de tous les êtres celui qui, avec plus de facultés pour apprécier le bonheur, se montre plus ingrat devant tant de bienfaits... Une sorte de frémissement qui se fit entendre non loin du voyageur, interrompit le cours de ses pensées. Il porta la main à ses pistolets et, levant les yeux, il aperçut de l’autre côté du foyer, au travers de la fumée qui se déployait en légers tourbillons tantôt blancs et opaques, tantôt transparents comme un voile de gaze une longue et noire figure où brillaient deux gros yeux effarés et que surmontaient deux longues oreilles. Heureusement pour le voyageur, il était esprit fort ; aucun sentiment de terreur n’altérait sa vue et son jugement ; il reconnut sa pauvre mule qui, transie de froid, avait réussi à se détacher et, s’étant approchée machinalement du brasier, fixait sur cet objet éclatant des regards d’une terreur panique et stupide. Son cavalier s’approcha d’elle, lui frotta les flancs avec une 75 poignée d’herbe sèche, et lui replaçant la bride, il se remit en marche comme la lune recommençait à blanchir l’horizon. Le chanteur Il avait encore quelques milles à faire au travers des bois de chênes verts, de sapins et de bouleaux dont cette partie du mont, appelée regiόne silvόsa, est couverte, avant que d’arriver à la région des neiges et des glaces qui environnent le cratère. Le chemin était facile et assez doux aux pieds de la mule, quoique s’élevant rapidement à mesure qu’elle s’avançait ; le vent s’était calmé avec le lever de la lune et le froid devenait beaucoup moins rigoureux, surtout dans les parties abritées par la forêt. Le voyageur cheminait sous l’influence de pensées riantes et de sensations nouvelles. Il respirait avec délices cet air éthéré de la montagne, qui peu à peu produit sur le cerveau une sorte d’ivresse. La solitude et la nuit exercent toujours sur nous un effet moral qui se manifeste délicieux ou terrible suivant les nuances de notre caractère. Amédée, – c’était le nom du voyageur, – ne trouvait dans la majesté imposante de ces lieux que des sentiments de 76 bien-être et d’enthousiasme. La lune, en s’élevant derrière les sapins, projetait leurs ombres gigantesques d’une colline à l’autre. Son rayon oblique perçait dans les intervalles, jetait sur les objets une blancheur lumineuse qui les revêtait de formes fantastiques. Chaque genêt épineux agité par le vent semblait être animé, chaque bloc de lave qui présentait ses aspérités bizarres et ses boursouflures cassantes, ressemblait aux ruines d’un édifice moresque. Le voyageur était plongé dans une de ces rêveries vagues pendant lesquelles une partie de notre âme ne s’aperçoit pas de ce qui occupe l’autre, lorsqu’un chant doux et plaintif comme la brise s’éleva avec la lune du coteau boisé qui bornait l’horizon. Cette fois, dit-il, ce n’est pas une illusion : un hasard peu ordinaire amène quelqu’un cette nuit dans la forêt. Il faut que ce soit un voyageur comme moi ou un pâtre égaré... C’était en effet le lai mélancolique d’un berger, mais les intonations avaient une justesse et une pureté que rencontrent rarement ceux qui suivent en chantant les seules inspirations de la nature. À mesure que cette mélodie se rapprochait, Amédée, qui était lui-même un excellent musicien et un chanteur plein de goût, acquérait la conviction qu’un artiste fort habile et doué d’étonnantes facultés était seul capable de remplir ainsi l’espace du son de sa voix puissante, sans le secours d’aucun instrument ; pourtant, cette voix était trop 77 suave, trop caressante, trop argentine parfois, pour s’exhaler d’une poitrine d’homme. Elle était aussi trop pleine, trop grave, trop sonore pour le gosier délicat d’une femme : c’était un mélange de ce qu’il y a de plus harmonieux dans les facultés musicales de chaque sexe ; c’était à la fois une basse, un contralto et un ténor, c’était enfin une voix comme Amédée n’en avait jamais entendu, même en ces chanteurs d’Italie qu’une consécration particulière dévoue au culte des muses et aux tourments des furies. Il s’arrêta pour mieux écouter, mais comme la voix semblait monter, il se remit en marche pour la suivre, s’étonnant avec raison qu’on pût chanter avec cette précision, cette longue haleine et cette force prodigieuse en gravissant une côte rapide au milieu d’un air vif et pénétrant. Ce chant mystérieux n’était ni moins bizarre, ni moins ravissant que l’organe qui le modulait : c’était une invocation tantôt plaintive, tantôt passionnée adressée aux Esprits de la montagne ; les paroles semblaient à peine astreintes aux règles de la versification et pourtant c’était une poésie enthousiaste et sauvage qui portait le caractère de l’improvisation. Elles arrivaient distinctes à l’oreille du voyageur, quoique le chanteur invisible parût marcher sur un autre sentier à quelque distance. « Je te salue, Etna ! disait la voix. Géant parmi les 78 géants, roi de la terre et des mers ! Esprits de la nuit ; vents qui soufflez sur les vieux arbres, fins souterrains qui frémissez sous les bruyères ; génies des ravins et des précipices, vous qui, légers comme l’air, reposez sur la pointe de ces roches fragiles, que le poids d’un petit oiseau ferait écrouler, vous qui dansez sur l’arène des cendres bleues et rouges du volcan sans y imprimer la trace de vos pas, vous qui prenez pour mouture un flocon de neige emporté par l’ouragan ou un brin de mousse desséchée, enlevée à l’écorce des bouleaux, saluez tous le mont Gibel, le mont à la triple tête, le roi à la couronne flamboyante, le monarque à la robe de feu. » « Et toi, ajoutait la voix en modérant son éclat et s’abaissant par degrés vers une mélodie suave et religieuse, et toi, douce et blanche reine des nuits, silencieuse Hécate, belle, éternellement jeune et belle, enveloppe-nous de tes reflets argentés, reçois l’hommage mystérieux et pur des enfants de la forêt antique. » Ici le chanteur s’arrêta, et le voyageur transporté d’admiration et ravi de plaisir ne put résister au désir de voir l’incomparable artiste qui l’avait charmé. Il résolut de l’appeler par un chant du même genre : se livrant donc aux inspirations de son génie musical, qui le servit assez bien dans cette circonstance, il trouva facilement 79 dans l’harmonie des terminaisons italiennes une sorte de rime libre à la manière de son compétiteur : « Toi qui ravis mon âme de tes accents divins, s’écria-t-il, toi qui m’as fait entendre une mélodie plus enchanteresse que la harpe d’or des Élus, qui que tu sois, homme ou femme, ange ou démon, sylphide ou nécroman, viens à moi, que je rende hommage au talent sublime que tu possèdes. » La voix d’Amédée était fraîche et belle, mais, quoique plus mâle que celle de son compagnon invisible, elle ne remplissait pas même les vallons et les collines. Il faut, pensa-t-il, que mon adversaire soit placé bien favorablement et qu’un écho propice se charge de doubler le volume de sa voix, car je défie le plus robuste chantre de lutter contre ce vent qui emporte les sons avant qu’on ne les lui ait confiés. En même temps, il regardait de tous côtés, impatient de voir arriver son « inconnu », lorsque la lune s’élevant dans l’air pur et bleu du firmament jeta une vive clarté sur le chemin jusqu’alors enveloppé dans l’ombre des arbres. Amédée vit distinctement, à deux pas de lui, un homme qui marchait sur le même sentier, mais sans que ses pas légers le pussent trahir par le craquement des lapilli et des scories dont le chemin était semé. Amédée allait lui adresser la parole, lorsqu’il s’élança sur une arête de laves qui bordait le chemin et qui, s’élevant 80 progressivement, forma bientôt comme une muraille de vingt pieds de haut si mince, si découpée, si fragile que c’était un spectacle effrayant à voir qu’un homme courant lestement sur cet édifice de cendre vitrifiée. Tout en voltigeant pour ainsi dire, il se remit à chanter les paroles suivantes sur un air animé et brillant : « Esprits de la forêt vierge de toute domination, pourquoi laissez-vous violer votre sanctuaire par des pas humains ? Vents du soir, emportez le téméraire ; rochers sourcilleux, brisez-le contre vos flancs aigus ! » – Chante, chante, répondit Amédée ; quand tu devrais me maudire, je m’enivrerais du plaisir de t’écouter. La crête volcanique que suivait l’inconnu se trouvant tout d’un coup interrompue, Amédée fut effrayé de le voir sur le haut de ce rempart fragile qui semblait prêt à se pulvériser sous ses pieds ; mais le chanteur fit un saut de dix pieds de haut, sans que le moindre bruit accompagnât la chute de son corps, et se trouva à côté d’Amédée marchant avec la grâce et l’aisance d’un jeune montagnard dont il avait le costume. Sa taille délicate annonçait un enfant de ce climat brûlant de la Sicile qui ne permet pas à la force physique de se développer. Il était vêtu à la manière du pays. Son chapeau rond et pointu était surmonté de plumes d’aigle, et un ample manteau écarlate, comme 81 on en voit souvent aux banditi de quelque importance, était élégamment drapé autour de lui. – Compagnon, lui dit Amédée, permettez que je vous remercie du plaisir que vous m’avez fait éprouver. Je ne m’attendais guère à trouver dans ce désert la voix enchantée du premier chanteur de l’Italie. – Vous êtes louangeur, mon camarade, répondit le ragazzo en marchant toujours et sans se retourner vers Amédée : cela seul vous ferait signaler pour un Français, si votre accent rude et fâcheux ne suffisait pas pour cela. Mais vous pourriez bien vous tromper en me prenant pour un chanteur de profession. – Je puis me tromper en ceci, mais du moins je suis certain que l’habit que vous portez n’est qu’un déguisement emprunté pour satisfaire une fantaisie, ou dans un but de commodité. – Voulez-vous dire que je sois une fille déguisée ? – Non, il y a bien dans la petitesse de votre taille et dans certaines notes de votre voix, de quoi faire naître quelques doutes à cet égard, mais vive Dieu ! ceux qui vous verront gravir sur les rochers et sauter en bas comme un chamois ne vous soupçonneront pas d’avoir jamais porté des jupes. Je vous tiens donc pour un être du sexe masculin des plus intrépides, mais non pour un pâtre des montagnes comme votre costume l’annonce. 82 Ou la nature a fait de vous un prodige, ou vous avez fait vous-même de l’art du chant l’étude la plus approfondie, car je jure qu’il n’y a pas un chanteur à Paris, à Vienne ou à Naples qui puisse vous être comparé. – Peut-être que si vous m’eussiez entendu sur le théâtre de la Scala, vous m’eussiez sifflé ; mais dans le désert de l’Etna, votre imagination enflammée m’a merveilleusement secondé. – Je n’en crois rien, et j’espère que nous ne nous quitterons pas sans que vous m’ayez dit un nom qui doit être déjà célèbre ou qui ne tardera à le devenir. Allons, il faut que vous soyez Polidoro, dont parle toute l’Italie et que l’on attendait à Rome, lorsque j’ai été forcé de quitter cette ville. – Comme je me souviens fort bien de vous avoir vu à Rome, il est probable que je n’étais pas à cette époque sur la route de Milan, d’ailleurs, Polidoro a le double de mon âge. – Nous sommes-nous donc rencontrés à Rome, dit Amédée, et ne voulez-vous pas vous faire connaître à moi ? – Avant tout, je vous ferai observer que vous êtes monté sur votre mule, tandis que je suis à pied, ce qui n’est pas commode pour faire la conversation ; je ne me 83 soucie pas de fatiguer ma voix et de m’essouffler pour satisfaire votre curiosité. – Cela est trop juste, je vais mettre pied à terre et nous monterons alternativement sur la mule. Il serait fâcheux qu’une aussi belle voix s’altérât, quoique, en vérité, vous ne paraissiez pas tout à l’heure très soigneux de la ménager. – Ne croyez pas cela, ma voix c’est ma vie, et j’aimerais autant perdre l’une que l’autre ; mais, si les longs discours me fatiguent, il n’en est pas ainsi des plus longs airs. Je suis organisé pour chanter comme vous pour parler et c’est en chantant que je me repose. Mais ne descendez pas de votre mule : je suis fort léger et elle ne s’apercevra pas de ce surcroît de bagage. D’ailleurs, je ne vous serai pas inutile, car je connais mieux que vous tous les sentiers de la contrée. Sans attendre de réponse, l’homme sauta en croupe derrière Amédée, avec une agilité qui tenait du prestige. La mule qui ne s’attendait pas à ce renfort fit un bond si rapide que son cavalier, qui ne se tenait pas sur ses gardes, ne put l’empêcher de tourner subitement de la tête à la queue et de prendre le galop en descendant la montagne. Il s’efforça de la calmer et de la retenir, mais tout fut inutile ; à chaque instant, elle doublait de vitesse. Amédée, qui était un fort bon cavalier et un homme naturellement intrépide, ne songea d’abord qu’à 84 rire de cette aventure ; mais il conçut de l’humeur, lorsqu’il vit que son malicieux compagnon pressait les flancs de l’animal et lui frappait continuellement les jarrets avec sa houssine pour la faire courir ; l’impatience finit par se changer en colère chez Amédée, dont toutes les représentations ne faisaient qu’exciter la gaieté de l’inconnu. – Si vous ne finissez cette mauvaise plaisanterie, ditil enfin, je vous avertis que je me débarrasse de vous en vous jetant par terre. – Essaye donc, dit le bizarre compagnon en redoublant ses coups sur la pauvre mule. – C’en est trop, dit Amédée ; et faisant un demi-tour sur lui-même, il s’attendait à démonter d’un coup de poing son adversaire en apparence fort grêle, mais il trouva une résistance sur laquelle il ne comptait pas. L’inconnu se cramponna autour de lui et le serrant de ses deux bras avec une force surnaturelle lui fit par cette strangulation ressentir une si horrible souffrance qu’il abandonna les rênes. La mule, saisie d’un nouveau vertige, courait comme le vent, franchissant les amas de rochers et les courants de lave, qui s’opposaient à sa fuite rapide. De plus en plus effrayée de la lutte que ses deux cavaliers se livraient sur son dos, elle perdit jusqu’au sentiment de sa propre conservation et se précipita avec eux dans un ravin de plus de trois cents 85 toises de profondeur. L’éruption La lune dans tout son éclat brillait au milieu d’un ciel pur ; l’arène de neige du milieu de laquelle s’élève la triple cime de l’Etna et qu’on appelle regiόne scopérta étincelait de blancheur aux reflets de l’astre argenté. Après avoir passé entre Monte Nuovo et Monte Pumento en laissant sur la droite la Schiena del asino, on ne trouve plus de chemin tracé et l’on s’oriente vers l’Etna principal qui se trouve à découvert de tous côtés : c’est dans cette dernière région nommée fort improprement piano del frumento que s’élevait jadis un monument quadrangulaire dont la tradition attribue la fondation à Empédocle. Au temps où se rapporte cette histoire, il n’offrait plus qu’une enceinte de pierres disposées en carré et ensevelies dans les cendres qu’elles ne dépassaient que de quelques pieds. Chaque éruption de l’Etna travaille à engloutir cette ruine qu’on appelait la Tour du philosophe et qui peut-être a disparu entièrement aujourd’hui. C’est là que deux hommes se reposaient la nuit dont nous venons de parler : l’un deux était étendu dans une sorte de sommeil léthargique et 86 adossé contre quelques pierres sculptées depuis longtemps abattues du fronton qu’elles avaient orné ; l’autre se tenait à ses côtés dans une muette contemplation, tantôt attachant sur lui son regard fixe, tantôt l’élevant sur la cime fumeuse du volcan. Amédée, – car le dormeur était le même voyageur que nous avons vu rouler au fond d’un précipice au chapitre précédent, – essayait vainement de se réveiller. Il en éprouvait le désir. Il avait besoin de se soustraire à l’oppression indéfinissable que lui causait le regard de son compagnon, mais il n’était pas en son pouvoir de s’en affranchir. Enfin l’inconnu, se penchant vers lui, lui passa la main sur le visage sans le toucher en lui disant : « C’est assez » ; et Amédée se souleva aussitôt, et, jetant autour de lui des regards égarés comme vous l’eussiez fait à sa place, il tenta de quitter sa place et y réussit, après avoir vaincu un léger engourdissement. Il regarda alors attentivement son compagnon et après s’être bien assuré que c’était le même petit homme en manteau rouge dans la compagnie duquel il était tombé au fond du ravin : – Ami, lui dit-il, veuillez m’expliquer comment, après une si effroyable chute, nous nous trouvons maintenant préservés de tout mal ; dites-moi, si vous le pouvez, où nous sommes et d’où nous venons. L’inconnu, qui était retombé dans sa contemplation 87 de l’Etna, se retourna froidement vers lui : – Ma foi, dit-il, cette explication n’est pas bien difficile à vous donner, d’autant plus que c’est la quinzième fois depuis un quart d’heure que vous m’adressez les mêmes questions sans vouloir entendre ma réponse. Nous venons de la regiόne scopérta où nous nous sommes rencontrés et nous voici près du cratère, dans la Tour du philosophe. – Cela est fort extraordinaire, dit Amédée en se frottant le front et cherchant à rassembler les forces de son cerveau dont il commençait à douter : ou je suis fou, mon camarade, ou nous avons roulé ensemble... – Allez-vous recommencer vos folies ? dit le chanteur en haussant les épaules. Votre délire n’est donc pas encore passé ? Allons, buvez un peu à ma gourde, cet accès de fièvre cérébrale s’en trouvera mieux. « En effet, pensa Amédée, il faut que je sois devenu fou, ou que je sois ressuscité après ma mort, ce qui est moins probable. » Il but quelques gouttes du breuvage que le chanteur lui présenta et il se trouva aussitôt plein de force et de vie, sans pouvoir néanmoins perdre le vague souvenir des événements inexplicables de la soirée. – C’est donc un rêve que j’ai fait, dit-il ; cependant 88 il m’a semblé que vous sautiez en croupe derrière moi et que ma mule... – Encore ! dit l’inconnu ; finissez, de grâce, de battre ainsi la campagne : nous avons fait route ensemble depuis la région des bouleaux jusqu’ici, mais la subtilité de l’air a fait sur votre cerveau une trop vive impression, ainsi qu’il arrive à beaucoup de voyageurs qui se hasardent à cette heure sur l’Etna. À mesure que nous montions, votre délire a augmenté. Il est probable que, sans moi, vous vous fussiez en effet précipité dans quelque abîme, car vous aviez l’esprit frappé de cette fantaisie, mais le hasard m’a donné à vous pour compagnon et pour guide et, quoique vous vous soyez imaginé de me prendre pour ce que je ne suis pas, je ne veux point vous abandonner. – Mais la mule ? demanda Amédée, dans le cerveau duquel un reste de doute luttait encore contre les explications beaucoup plus raisonnables de son compagnon. – La mule, répondit celui-ci, est attachée dans le bois à une place où nous la retrouverons facilement. J’ai vu que vous étiez hors d’état de vous tenir en selle. Je vous ai permis d’en descendre et de me suivre à pied . Ne vous rappelez-vous point ? – Pas le moins du monde, dit Amédée tristement. Je ne me rappelle que les rêves étranges que j’ai faits. Je 89 les ai encore si présents, je serais si fort tenté de croire à leur réalité, sans la peine que vous prenez pour me ramener à la raison, que je crains d’être devenu réellement fou dans ce maudit voyage. – Rassurez-vous, dit le chanteur, j’ai souvent éprouvé cette sorte de vertige dans les régions élevées que j’ai parcourues. Demain vous ne vous en souviendrez plus. Vous êtes à moitié guéri depuis que vous êtes tombé dans une sorte d’accablement où je vous ai laissé à dessein quelques instants. Mais votre situation exige maintenant que nous marchions. Approchons de l’Etna. Les deux voyageurs se prirent le bras afin de s’aider mutuellement contre la violence du vent, et ils s’avancèrent sur la plaine del Fruménto, tantôt s’enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux, tantôt glissant sur les glaces, sur les amas de cendres et de scories d’où s’échappaient des vapeurs brûlantes. Tout est prestige et fantasmagorie vers la cime du volcan. Cette neige éternelle du sein de laquelle s’exhalent des feux souterrains, cette flamme blanche et phosphorique qui brûle tranquillement sur la brèche du cratère, et comme un pâle fanal répand ses tristes lueurs sur la glace transparente, cette absence de tout être animé, ce silence de mort portaient dans l’âme d’Amédée de nouvelles agitations tumultueuses. Le 90 silence de son compagnon lui devint pénible. Il eut besoin de le regarder, de distinguer enfin les traits de son visage pour s’assurer qu’un être de son espèce était à ses côtés. Chaque fois qu’il portait sur lui ses regards, les reflets de la lumière semblaient prendre une teinte verdâtre qui décomposait le coloris de son visage et empêchait Amédée d’en apprécier la beauté. Il ne pouvait s’empêcher d’en admirer pourtant les lignes pures et délicates, mais cette pâleur livide, soit qu’elle fût l’effet du clair de lune, soit qu’elle fût l’empreinte de chagrins prématurés, portait un effroi involontaire dans l’âme troublée du voyageur. Il eût voulu éviter le regard de ces grands yeux noirs où se peignaient la souffrance et la fierté dédaigneuse de toute compassion, lorsque, tout à coup, ces yeux se fixant sur Amédée prirent une vivacité si extraordinaire qu’ils semblaient deux globes ardents prêts à le consumer. – Entendez-vous ? s’écria-t-il, en lui pressant fortement le bras et lui montrant le cratère lumineux. – Je n’entends rien, répondit Amédée. – Quoi ! vous n’entendez pas une voix qui chante et qui m’appelle ? Adieu ! – Pour le coup, mon camarade, dit Amédée, c’est votre tour d’être fou, mais je ferai pour vous ce que vous avez fait pour moi. Je ne vous abandonnerai pas seul à votre délire. 91 – C’est toi qui délires, répondit l’inconnu, en étendant son manteau comme si c’eût été une paire d’ailes pour s’envoler. Reste ici, ou retourne à la tour, l’esprit m’appelle : je dois aller à mon maître. – Voici un étrange effet de l’atmosphère, pensa Amédée. Il faut que tous deux nous tombions alternativement en démence, dans ce lieu sauvage et glacé. Allons, ami, dit-il, reviens à toi. Nulle voix ne t’appelle. Ne cherche pas à m’échapper. Je veux te secourir et te suivre. – Malheureux ! dit l’inconnu, tu n’entends pas ses accents divins ! Que je te plains ! Ton oreille est fermée aux sons ravissants de sa voix et aux accords aériens de la harpe éolienne ! Alors le jeune homme se mit à chanter de cette même voix prodigieuse et avec cet art inexprimable dont Amédée se souvint alors confusément d’avoir été charmé. « Oui, viens ! disait-il, dans ces rimes mélodieuses qui semblaient faites pour son chant. Viens, mon roi. Ceins ta couronne de flamme blanche et de soufre bleu d’où s’échappe une pluie étincelante de diamants et de saphirs ! – Me voici ! enveloppe-moi dans des fleuves de lave ardente, presse-moi dans tes bras de feu, comme un amant presse sa fiancée. J’ai mis le manteau rouge. Je me suis paré de tes couleurs. Revêts aussi ta brûlante 92 robe de pourpre. Couvre tes flancs de ces plis éclatants. Etna, viens, Etna ! brise tes portes de basalte, vomis le bitume et le soufre. Vomis la pierre, le métal et le feu ! » La voix du chanteur augmentait de volume avec son enthousiasme ; elle devint si éclatante que le vaste horizon semblait ne plus la contenir. Amédée sentit sa raison se troubler. Cédant aux prestiges qui l’environnaient, son cerveau s’embrasa. Un transport frénétique s’empara de lui. Il saisit plus fortement le manteau de son compagnon, dont les pas légers semblaient ne plus effleurer le sol. – Ne me laisse pas végéter dans cette vie réelle, à laquelle tu ne sembles pas appartenir, s’écria-t-il avec enthousiasme, ange ou démon : entraîne-moi dans ce tourbillon que je vois déjà t’envelopper. De violentes secousses ébranlèrent la montagne. Des bouffées de flammes rouges et de sombre fumée s’exhalèrent de la bouche du volcan. Un bruit épouvantable, des craquements affreux remplirent les airs. En un instant, la lune disparut sous les noires vapeurs qui s’amoncelaient rapidement. Le vent souleva et dispersa des montagnes de cendres et des tourbillons de neige. Le compagnon d’Amédée, à demiporté par les airs, semblait flotter sous son manteau déployé. 93 – Homme, dit-il, aurais-tu donc le courage de voir les merveilles de la Colère ? ne crains-tu ni le feu ni la mort ? – La mort ne saurait être dans cette région éthérée où tu me transportes, répondit Amédée. Mon corps fragile peut être consumé par le feu, mon âme doit s’unir à ces éléments subtils dont tu es composé. – Eh bien ! dit l’Esprit, en jetant sur Amédée une partie de son manteau rouge, dis adieu à la vie des hommes et suis-moi dans celle des fantômes. Une rafale les emporta tous deux. Amédée se vit enveloppé dans des vapeurs qui formaient devant ses yeux comme des rideaux épais. Les sifflements du vent, les roulements de la foudre, les rugissements de la montagne ébranlée jusqu’en ses fondements prirent mille voix terribles et funestes : et les mots retentissants, Temporále, temporále, tombèrent de tous côtés comme une pluie de sons graves et sonores. Jamais harmonie plus éclatante et plus sauvage n’avait été entendue. L’Esprit, compagnon d’Amédée, chantait aussi ; mais c’étaient des paroles incompréhensibles et sur un ton déchirant comme les cris de la douleur et de la folie. Emportés dans l’espace, ils flottaient sur les nuées comme le naufragé que la vague exhausse et replonge cent fois dans ses aveugles caprices. Des sillons de feu dessinaient autour d’eux des caractères 94 hiéroglyphiques et des cercles tournoyants. Une grêle de pierres incandescentes et des blocs d’un rouge de sang pleuvaient sur eux sans les atteindre. – Que dis-tu de ce spectacle ? demanda L’Esprit à son hardi compagnon, en reprenant le ton aisé et indifférent qu’il avait eu sur la montagne. – Je le trouve sublime, répondit Amédée, mais je voudrais le voir de plus près. L’Esprit le saisit par les cheveux avec un éclat de rire diabolique, et ils fendirent l’air avec la rapidité de la foudre. Ils tombèrent sur la crête aiguë d’un rocher, mais leurs corps étaient si légers qu’ils bondirent comme la balle lancée par un enfant et retombèrent plus bas sur un autre rocher où ils s’arrêtèrent. Amédée vit alors au-dessus de lui le cratère vomissant des torrents de feu liquide, de métaux en fusion et lançant dans les nuages des bombes volcaniques dont la détonation était assourdissante. Des fleuves de lave descendaient rapidement en cascades de feu, et déjà ils entouraient la roche isolée où les deux voyageurs nocturnes étaient assis. Peu à peu les ondes de ce nouveau Tartare grossirent et embrasèrent leur dernière retraite. Amédée ne fut pas maître d’un mouvement d’effroi, lorsqu’un nouveau courant de lave, rompant ses digues, accourut sur eux avec l’impétuosité du tonnerre. Il passa, et Amédée se sentit pénétré jusqu’aux os par la flamme 95 dévorante. Il se retourna et vit son corps à demi consumé que la lave emportait loin de lui et dont les misérables débris flottaient sur une mer de feu. Au même instant, ce qui restait de lui se sentit entouré par des bras voluptueux, et son compagnon au manteau rouge devint une femme plus ravissante que les houris tant vantées du Prophète : c’étaient bien toujours les mêmes traits qu’Amédée avait admirés dans son compagnon, mais un vif coloris de jeunesse et de santé brillait sur la charmante figure. Ses beaux yeux n’avaient plus cette tristesse dédaigneuse ni cet éclat diabolique qui s’y étaient montrés successivement ; ils avaient l’expression brûlante d’un amour passionné ; sa taille flexible et déliée rappelait bien encore l’intrépide allure du jeune montagnard, mais elle avait les formes gracieuses et délicates de la femme la plus séduisante. À ses vêtements de pâtre avait succédé une robe légère semée d’or et de diamants ; ses cheveux noirs et parfumés flottaient dans un désordre fantastique et le manteau de pourpre attaché sur ses épaules par des agrafes de rubis voltigeait en plis ondoyants autour d’elle. À la vue de cette métamorphose, Amédée sentit un mélange de désir et de terreur. La fée s’enfuit et gravit la montagne embrasée avec la légèreté d’un oiseau, tandis que ses petits pieds blancs et nus couraient sur la braise et sur la lave bouillante : on eût dit d’une jeune mouette qui étend ses ailes pour courir 96 sur les flots transparents. Elle chantait de sa voix ravissante qu’accompagnaient les éclats et les déchirements du volcan. – Suis-moi, si tu l’oses, disait-elle en se retournant vers Amédée avec un sourire céleste, suis-moi dans les entrailles de la fournaise : c’est là que mon palais enchanté et mon premier baiser accueilleront mon fiancé. Dévoré d’amour, il s’élança sur la montagne ruisselante de feu, aussi léger que la vapeur brûlante qui se balançait sur ces ondes infernales ; il suivit rapidement les traces de la fée et lorsqu’elle se plongea dans la bouche du volcan, il s’y élança après elle. Il ne sentait plus en lui ces frayeurs, ces répugnances inséparables de la nature humaine ; pur esprit, il éprouvait l’ardeur de la flamme, non comme une douleur cuisante, mais comme une indicible volupté. Dans l’intérieur du volcan, il songea à peine à admirer les trésors de la lumière éclatante qui, sous mille formes et sous mille nuances, frémissait, balancée par un vent impétueux renvoyé du fond de l’abîme ; sur ce lit de feu tremblant, la fée tendait ses bras de neige vers Amédée, mais à peine eut-il touché de ses lèvres la rose ardente de sa bouche qu’il fut frappé d’une violente commotion électrique et perdant tout sentiment de cette vie magique qui l’enivrait... il se trouva couché sur son lit 97 de feuilles sèches à l’entrée de la grotte des Chèvres, tandis que sa mule paissait à ses pieds l’herbe fine humectée de la rosée du matin... – Mais, dit Tricket, il est temps que je me retire, car voici réellement luire le jour et je devrais déjà être à Baltimore où un de mes amis m’a donné rendez-vous. Nous reprendrons une autre fois l’Histoire du Rêveur. En attendant, dors, pauvre créature, et oublie jusqu’au sentiment de ta chétive existence. Tricket s’envola et, du sommeil magnétique, je tombai dans le sommeil animal le plus complet. Puissiez-vous, mes chers amis, en faire autant avec l’aide de cette lecture. Avis Ceux de vous, ô mes amis, qui aiment à lire une histoire d’un bout à l’autre, à suivre des événements dans l’ordre où ils se sont passés, ceux-là, je les engage à sauter les pages suivantes jusqu’à la fin de cette deuxième partie. Pour moi, je ne me sens pas la constance de raconter tout d’une haleine, et il y a telle histoire de coin du feu que j’ai su faire durer tout un 98 hiver et reprendre à la Toussaint de l’autre année, juste au point où je l’avais laissée au printemps précédent. D’ailleurs, lorsque Tricket eut fini la première partie de son récit, il partit pour Baltimore, ainsi que je l’ai dit au chapitre précédent. Il y rencontra quelques fées de sa connaissance qui l’invitèrent à une soirée musicale qu’elles donnaient le lendemain sur la cime du mont Pichincha dans les Andes. De là un de ses amis l’emmena à Madagascar, où l’attendait un vieux magicien qu’ils s’engagèrent à conduire au Détroit des ossements, au nord de la Sibérie. Ce ne fut qu’au bout de quelques semaines que je vis revenir mon ami et que nous pûmes reprendre nos entretiens nocturnes. II Le grillon – Qu’as-tu, créature mortelle, me dit un soir le bon Tricket, je ne te reconnais plus. D’où vient cet air sombre et abattu ? Quel malheur t’a donc frappée ? quelque argent mal employé, dissipé, perdu ? quelque mortification du sot amour-propre, car, vous autres, voilà vos affaires dans la vie. L’or et la vanité, c’est de 99 quoi vous arracher des larmes et déchirer vos cœurs. – Injuste ami, lui dis-je, quel plaisir prends-tu à humilier le genre humain dans ma personne, quand tu sais si bien que je n’ai pas l’esprit d’occuper ma vie avec les passions qui remplissent celle de mes semblables ? Un chagrin véritable flétrit mon cœur dans ce moment, et quand je t’en aurai fait le douloureux récit, tu pleureras avec moi. – Voyons donc, dit Tricket, en s’appuyant sur le lumignon de ma lampe, conte-moi cela. – Je vais te le lire, lui dis-je. – Pouah ! dit Tricket ! de la douleur écrite ! ça ne vaudra pas le diable. – Il ne s’agit pas de ce que tu crois : ce que je vais te lire est tout simplement ma lettre, que j’écris à Jane. – À Jane ! dit Tricket. Ah ! quand donc le Grand Pouvoir qui dispose de moi m’enverra-t-il habiter le cerveau d’un être comme Jane ? – C’est trop d’ambition pour toi, petit Tricket ; tu n’y gagnerais au reste pas tant que tu crois, car, avec moi, quelque fou que tu sois, tu conserves toujours une certaine supériorité de raison et de science qui me rend sensible à tes remontrances, au lieu qu’avec Jane tu serais si peu de chose ! Esprit fantasque, tu règnes ici, contente-toi de ma société. 100 – C’est bon, c’est bon, dit Tricket, mais je ne puis sans soupirer me rappeler Jane aux cheveux noirs, au long regard, à la voix douce, au sourire caressant ; cette créature n’est pas de la même argile que vous, ma chère. – Aussi, Tricket, mon amitié pour elle est une sorte de culte. Mais écoute ma lettre et sache auparavant que Jane m’ordonna un jour de lui écrire un gros volume sur tel sujet qui me plaisait. Je commençai. Je n’achevai pas. – C’est pour ne pas changer d’habitude, dit Tricket. – Sans doute ; maintenant, je tâche d’éluder sa demande, en lui soumettant toutes les difficultés qu’entraîne son exécution. À Jane1 Nohant, le X... 183... « Qu’un ange daigne tendre la main à une pauvre créature mortelle et l’invite à se dégager des faiblesses humaines, pour s’élever vers les choses célestes, cela se 1 Mlle Jane Bazouin, amie de couvent d’Aurore Dupin. 101 voit, à ce qu’assure ma mère Alice1. Mais que l’ange s’amuse à s’entretenir familièrement avec le mortel, et, lui demandant compte de toutes ses sensations, prenne plaisir à lire dans ce cloaque des pauvretés et des faiblesses de son âme, ainsi que dans un livre intéressant, c’est ce qui peut être regardé comme une conduite légère et inconvenante de la part de l’ange. C’est chez lui une familiarité déplacée, et, quoiqu’il n’y eût pas de danger pour la contagion, toujours est-il que c’est une occupation indigne de lui que cet examen. « Comment donc viens-tu, Jane, me demander un livre à moi ? qu’y a-t-il dans ma nature qui puisse s’élever jusqu’à la tienne ? où trouveras-tu un sourire ou une larme pour des plaisirs et des peines que tu ne saurais comprendre ? Anges, restez aux cieux. Le commerce des hommes ne saurait vous plaire longtemps, et ce que vous trouverez dans l’analyse du cœur humain n’excitera en vous que surprise et compassion. » – Ne pourriez-vous sauter quelques pages, dit Tricket, cela sent la préface à plein nez. – J’y consens, dis-je, pour te prouver que je sais passer du grave au doux, du plaisant au sévère. Mère Alicia, religieuse du couvent des Anglaises où fut Aurore Dupin de 1817 à 1820. 1 102 Je reprends quelques années plus loin... « Et puis un livre : comment faire pour en commencer un lorsque, comme moi, on a l’habitude de les prendre tous par la fin ? Tu me donnais pourtant bien mes aises ; que ce soit un roman ou un poème, disais-tu, de la morale ou de la plaisanterie, du classique ou du romantique, je n’y tiens guère, pourvu que cela vienne de toi. Fort bien. Je puis m’élancer dans la prose ou dans poésie. Pour la prose, je m’en pique. J’ai composé dans ce genre deux excellents morceaux : savoir, une recette pour la confection du plum-pudding, et un compliment à ma tante pour le jour de sa fête : dont l’un, par sa clarté, sa concision, son exactitude ; l’autre, par sa fraîcheur, sa sensibilité et ses grâces neuves et piquantes, ont fait l’admiration de tous mes parents lorsque je n’avais encore que douze ans. Dans ce temps-là, je me suis bien aperçue que j’étais un prodige. Car, jusqu’à ma bonne, tout le monde me le disait. Quant aux vers, j’en ai fait une fois trois de suite dans le dernier couplet d’une certaine chanson, que les auteurs ont eu la générosité de m’attribuer tout entière, quand ils ont reconnu qu’ils n’obtiendraient jamais qu’un salaire de coups de bâton à toucher à la porte de chaque maison de la ville. Il fut, à cette époque, fortement question de me pendre, et une dame de distinction, qui se crut particulièrement attaquée dans cet opuscule, offrit sa jarretière pour faire le nœud 103 coulant qu’elle désirait me voir autour du cou. Le danger que je courus alors m’a glacée d’une telle épouvante, que j’ai juré de ne jamais plus me livrer à cette verve prodigieuse qui m’avait inspiré, dans le court espace d’une soirée d’hiver, trois vers entiers de six pieds chaque. » – Je sais cette histoire par cœur, dit Tricket, passez, passez. – Hem ! dis-je, en faisant une nouvelle enjambée, m’y voici. « Ne crois pas pourtant que j’ai perdu mon temps à chercher ce que j’allais faire. Dès que j’ai reçu ta lettre, je me mis à l’ouvrage, sauf à réfléchir après. Que me manquait-il, en effet ? ce n’était ni le papier, ni l’encre, ni le temps, ni la volonté ? Que faut-il de plus pour écrire par le temps qui court ? J’oubliais le besoin d’argent, si c’est un stimulant utile, comme je n’en doute pas. La première fois que j’écrirai pour le public, je ferai des merveilles certainement, car je ne connais personne qui puisse s’aider comme moi de cette disposition à l’enthousiasme qui consiste à n’avoir pas le sou. » – Que de digressions ! dit Tricket. Au fait, au fait. – J’y suis, repris-je, en sautant quelques lignes. « J’écrivis donc, j’écrivis, tant qu’il y eut sur mon 104 bureau de quoi faire gémir la presse et les lecteurs. Mais quand je vis ma besogne si avancée, je voulus y mettre de l’ordre, l’écrire en caractères moins désespérants, rassembler ces feuilles éparses afin d’en former un tout. C’est là que commencèrent mes tribulations. Ce fut d’abord un travail à en perdre la vue que de déchiffrer ma propre écriture. Je priai quelquesuns de mes amis de m’aider, mais après d’infructueux essais, tous me déclarèrent que la science de MM. Champollion et consorts ne suffirait pas pour débrouiller mes hiéroglyphes. Quel dommage que des idées si lumineuses aient été tracées en caractères si étrangement crochus ! que de trésors perdus pour la postérité, à moins que les siècles futurs n’engendrent une nouvelle race de savants plus versés dans la science des chiffres ! » – Croyez-vous, dit Tricket en bâillant, que toutes ces fades plaisanteries sur votre propre compte soient bien amusantes ? Pour moi, je trouve qu’il n’y a rien d’insipide comme un écrivain qui meurt d’envie d’occuper de soi le lecteur. Quelques-uns ont la bonne foi et l’ingénuité de faire des volumes à leur propre louange ; d’autres, plus habiles, mais non moins fâcheux, se tournent en ridicule, se prennent pour but de leurs railleries, feignent de se mépriser, afin qu’on les estime, et veulent bien faire rire à leurs dépens, pourvu qu’on s’occupe d’eux. Véritables paillasses littéraires, 105 qui souffriraient tous les affronts, plutôt que de ne pas attirer les regards et les aumônes. Je baissai la tête d’un air abattu. La remarque de Tricket était d’une vérité assommante. Mais, reprenant courage : – Et Sterne ? et Montaigne ? lui dis-je. – Montaigne, dit-il, écrivait de bonne foi sa vie pour être utile à celle d’autrui. Sterne a tracé le portrait d’Yorrick : qu’en pensez-vous ? – Rien, lui dis-je. Toucher à la gloire de Sterne, c’est une profanation dont je n’ai pas l’audace. – Continue donc ta lecture, dit le génie, mais abrège, s’il est possible. « À cette difficulté s’en joignit une autre, celle de lier ensemble les parties de mon ouvrage, car j’avais écrit ce qui m’était venu dans l’esprit, sans m’inquiéter des intervalles à remplir pour joindre ensemble les événements. J’avais commencé par faire descendre mes héros dans la tombe, au milieu des larmes de leurs proches ; ce tableau étant le plus touchant et le plus pathétique, je n’avais pu résister à la tentation de le tracer le premier ; puis, j’avais donné une famille à ces intéressants personnages, mais sans songer à les conduire préalablement à l’autel. De sorte qu’un de mes amis, à qui je traçais la peinture aimable de leur 106 ménage, me fit observer que le tableau était immoral et l’innovation hardie. Je me hâtai de réparer cet oubli et de conclure l’hymen de mes amants, et cela me faisant penser que je n’avais pas encore songé à les mettre au monde, je trouvais que plus j’avançais plus il me restait à faire. « À tout cela se joignit une attaque de goutte qui me força d’interrompre mes veilles durant plusieurs nuits, et l’absence où je fus obligée de laisser mon cabinet fut cause d’un événement déplorable, qui me réduisit à un tel désespoir, que je pris en haine le lieu qui me rappelait de si frais et de si déchirants souvenirs. J’avais un ami, un excellent ami en vérité ! doux, sage, discret, généreux, aimable ! hélas ! il n’est plus ! » – Un ami ! dit Tricket, vous vous êtes permis d’avoir un ami en mon absence, sans m’avertir, sans me consulter ? – Écoute, Tricket, comment cela m’est arrivé. Il y avait près d’un mois que j’avais fait sa connaissance. C’était un soir, qu’en glissant mon pied dans ma pantoufle, je l’avais senti me chatouiller le bout des doigts ; surprise, j’y portai la main, ramassai la pantoufle, mis mes lunettes sur mon nez, et m’approchant de la lampe, je trouvai un grillon de l’espèce de ceux qui se cachent dans les cheminées, et qui chantent dans l’âtre durant les longues nuits d’hiver. 107 C’est un petit animal d’un blond clair, au corselet propre, aux pattes déliées, au visage spirituel, quoiqu’il l’ait un peu court et partant peu distingué. Sa physionomie me gagna le cœur dès le premier abord, et bien qu’il fît de furieux efforts pour s’échapper, je le pris le plus délicatement qu’il me fut possible. Et le rassurant de mon mieux : « Sois le bienvenu, lui dis-je, et ne crains pas que je te fasse du mal, ce serait de ma part une cruauté gratuite, une insigne lâcheté ; tu es venu chercher ici un refuge : il ne sera pas dit que tu sois plus mal reçu par des hôtes à qui tu ne fis jamais aucun mal, que Coriolan ne le fut jadis chez les Volsques. » En achevant ce discours qu’il me parut écouter avec intérêt, je le portai dans mon cabinet et, le déposant dans mon armoire à rayons qui me sert à la fois de bureau, de bibliothèque et de secrétaire, je le laissai se glisser entre un volume de Shakespeare et une brochure de Benjamin Constant, puis, lui souhaitant une bonne nuit, j’allai de mon côté prendre mon repos. Depuis cette époque, mon aimable ami ne passait pas une nuit sans me rendre sa visite : c’était le compagnon de mes veilles, le sentiment affectueux que nous éprouvions l’un pour l’autre n’eût pas manqué de répandre une teinte de bienveillance et de sensibilité sur mon ouvrage, si j’eusse pu l’achever sous ses auspices ! Jusqu’à minuit, il se tenait tranquille dans sa retraite, soit qu’il y dormît, soit qu’il eût coutume, ainsi que 108 moi, de consacrer une heure chaque soir à examiner l’état de son cœur et à y joindre quelque méditation philosophique et morale. À cet effet, sans doute, il s’était choisi dans quelque fente de la boiserie un asile écarté que je voulais ignorer, que j’aurais respecté toute ma vie, puisque sa fantaisie était de me cacher son domicile : à Dieu ne plaise que j’eusse violé les droits sacrés de l’hospitalité par une curiosité indiscrète ! Mais comme ses habitudes avaient une parfaite sympathie avec les miennes, dès que minuit avait sonné, il commençait à se réveiller et à jouir pleinement de toutes ses facultés intellectuelles. D’abord, je l’entendais frétiller sur le papier qui tapisse mon armoire et secouer timidement, avec un faible bruit, ses petites ailes engourdies par le sommeil. Peu à peu il s’enhardissait, se rapprochait : son chant prenait de la mélodie, de la mesure, de l’éclat. Il le répétait longtemps et avec des modulations singulièrement variées ; aussi, loin de le trouver monotone, comme l’eussent pu faire des oreilles moins attentives et moins exercées, les miennes savaient en apprécier les beautés. D’ailleurs, lors même que l’habitude m’eût rendu son refrain un peu uniforme à la longue, comme je ne doute qu’il eût, en le répétant, l’intention de m’être agréable, pour rien au monde je n’eusse voulu lui causer la mortification de l’interrompre... l’amitié, comme l’amour, vit de mutuels sacrifices. 109 Enfin, il descendait de rayon en rayon jusqu’à une pile de livres entassés sur le bureau à ma droite. Il s’y arrêtait, réjoui de contempler la vive clarté de ma lampe. Il me regardait aussi sans effroi ni méfiance. Il passait avec une grâce inimitable ses antennes longues et délicates sous ses petites pattes de devant, et je devinais les diverses émotions de son âme au mouvement qu’il imprimait à ces légers ornements. S’il les plaçait en avant et sur une même ligne, c’est qu’un objet nouveau avait éveillé son attention. S’il les plaçait inégalement, avançant l’une et retirant l’autre, il était partagé entre le doute, l’étonnement, la curiosité, l’inquiétude. Enfin, lorsque l’une et l’autre étaient rabattues sur son dos, dépassant encore de toute la moitié la longueur de son individu, il était dans un état parfait d’aménité, de calme et de bonheur. De jour en jour il devenait plus familier et notre intimité acquérait de nouveaux charmes. Tantôt, il se promenait gravement entre mes plumes et tantôt se fourrait dans ma boîte de pains à cacheter. Espiègle et pétulant, il en sortait d’un saut et les faisait voler autour de lui. Il arrivait jusque sur mon papier et semblait lire chaque mot à mesure qu’il s’échappait de ma plume, l’effaçait souvent en passant dessus et toujours à propos ! Honnête et sincère ami. Qui peut apprécier le nombre de bévues que tu m’auras préservée d’écrire ! car j’avais pour toi un respect superstitieux ; je te 110 prenais tantôt pour une âme et tantôt pour un génie : je me serais bien gardée de m’opposer à la sagesse éloquente de tes muets avis. Le cœur humain est essentiellement sympathique de sa nature, et ceux qui veulent l’écouter et ne point étouffer ses mouvements par de vains sophismes, par des préjugés arbitraires, éprouvent que plus ils se livrent à cette délicieuse sympathie, plus leurs jouissances sont fines et variées. Elle établit des rapports entre l’homme et tous les objets qui l’environnent, elle multiplie les objets de son affection. Ah ! s’il savait reconnaître ses inspirations ! s’il ne s’arrogeait point l’injuste et absurde prérogative d’être impatient, querelleur, destructeur, cruel ! il verrait se ranger sous sa protection une grande partie des êtres que sa méchanceté stupide retient dans une juste défiance. On a été étonné du degré d’éducation que de chétifs insectes ont pu acquérir grâce à la patience et à la continuité de soins de quelques pauvres prisonniers. Latude avait à la Bastille une araignée favorite qui répondait à sa voix et charmait ses longs ennuis. Je suis convaincue que cette éducation, dont bien des exemples sont restés ignorés, n’est ni si longue ni si difficile qu’on se l’imagine. Pour moi, j’aurai toujours bonne opinion d’un homme qui sera susceptible de l’entreprendre et, fussé111 je libre de le faire, j’ouvrirais d’une main assurée le cachot de celui que j’y trouverais livré à d’aussi paisibles amusements. Il ne saurait être dangereux à la société, ennemi de ses semblables, l’homme qui a tellement besoin de société et d’amitié, qu’il recherche, à défaut d’autre, celle des moindres créatures. Il y avait dans une prison, où je vais souvent, un vagabond que de fortes préventions faisaient regarder comme assassin. Je le trouvai un jour partageant son lit de paille et son pain bis avec une oie qui répondait à ses caresses, et bien que tout le reste fût à la charge de cet homme, cela seul m’a toujours porté à le croire innocent du crime dont on l’accusait. Hélas ! qui sait si ce n’est pas l’âme d’un de mes amis que j’ai perdus, qui habitait le corps menu de ce pauvre petit animal ? Il y a mille systèmes plus fous et plus accrédités que celui de Pythagore et si l’on ne doit admettre aucun système dans son entier, on ne doit pas non plus les rejeter sans en garder quelque chose, car il y a toujours du vrai dans un système. Moi, je me plaisais dans cette idée : « Hôte aimable, disais-je, ainsi le souffle de quelqu’un des miens anime ton enveloppe fragile ; que le jour où tu entras dans ma pantoufle soit à jamais béni ! Reste, reste avec moi et ne crains pas que je me lasse de te protéger ! Puissé-je un jour être traitée de même par ceux qui me survivront ; puissé-je 112 n’être pas chassée honteusement de leurs demeures, ou écrasée sans pitié sous leurs pieds ! Injuste et barbare est la loi qui place les animaux sous la dépendance de l’homme ! Aveugle et funeste est l’orgueil qui les repousse si bas dans ses préjugés ! Une invisible fatalité s’est toujours attachée à ce que j’ai aimé sur la terre ! Mon hôte avait l’habitude d’aller faire un tour de promenade au jardin dans la matinée. Il allait respirer le frais dans le jasmin qui tapisse le bord de ma fenêtre. J’avais observé son heure, et ce n’était qu’avec des précautions infinies que je me permettais d’ouvrir et de fermer mon cabinet jusqu’à ce que je me fusse assurée qu’il était rentré. Ô désespoir ! ô impitoyable fatalité ! ô funestes étoiles ! ô maudite attaque de goutte ! À peine rétablie, je reprends mes livres, ma lampe, ma veillée. Je me faisais une fête de retrouver mon ami : que cette entrevue m’eût été douce ! J’eusse osé lui parler de mes maux. Je n’aurais pas craint, comme avec mes semblables, de montrer de la lâcheté et de rencontrer de l’indifférence. Hélas ! il ne vint pas ! J’écoutais. Le plus affreux silence régna durant cette éternelle nuit. Enfin, à la pointe du jour, incapable de résister plus longtemps à mon inquiétude, je cherche, j’appelle, j’implore le ciel. Je redemande mon ami à tous les échos de mon cabinet. J’entrouvre ma fenêtre. Peut-être il n’a pu rentrer hier de sa promenade. Peut-être il attend sur le jasmin, transi de 113 froid, desséché d’ennui. Spectacle déchirant ! il est là, en effet, mais dans quel état ! brisé, disloqué, mourant ! Infortuné ! qui, sans défiance et sans empressement, attendait sur le bord de la fenêtre qu’une main amie vînt lui rendre le service accoutumé. Une pataude de servante l’a écrasé en poussant lourdement le châssis. Hélas ! une corne et une patte de mon ami sont là pour attester le douloureux genre de mort qu’il a subi, mais il respire encore, il peut vivre peut-être, vivre encore par la force de son courage et les soins de l’amitié : je le prends, je réchauffe ses membres glacés dans ma main, tremblante. Je l’arrose de mes pleurs. Reviens ! reviens ! ô mon ami ! si tu peux vivre encore, nous ne nous quitterons plus ! Je t’aiderai dans tes infirmités, je t’apporterai la rosée du matin dans le calice d’une fleur de jasmin. Je soutiendrai tes pas chancelants, et quant à la perte de ta gracieuse antenne, nous nous en consolerons. Elle n’était pas nécessaire à ton existence, ta beauté en sera légèrement altérée ; d’ailleurs, crois-tu que mon cœur te fût seulement attaché pour tes avantages extérieurs ? crois-tu que je t’en aimerai moins, que j’apprécierai moins que par le passé les précieuses qualités de ton âme ? Reviens ! reviens ! » Mais, hélas ! il ne m’entend plus. Il expire, c’en est fait ! « Ô mon ami, que vas-tu devenir ? Où ton souffle va-t-il se réfugier ? quelle place vas-tu occuper sur l’échelle de la création ? Pourras-tu être repoussé plus 114 bas ? Non, le sort ne le voudra pas ; frêle et chétif, tu vécus dans l’innocence et la résignation, tu mérites une récompense : c’est dans le sein d’un brillant oiseau, libre habitant de l’air, que tu vas exister, peut-être dans celui d’un chien fidèle, peut-être dans celui même d’un homme..., mais non, que la Nature t’en préserve : de toutes les conditions, la pire est d’être le roi détesté des autres créatures, et si tu as déjà appartenu à notre race fatale et impie, tu dois craindre d’y retourner : foin l’homme et sa dépendance ; foin ses caprices et son dédain ; réfugie-toi pour lui échapper dans l’air pur des champs ou dans le parfum léger des plantes. Tout vit, respire, aime, meurt, renaît. Cette fleur pâle qui semble inanimée porte en son sein les principes d’une vie nouvelle qu’elle pourra te communiquer ; vis de nouveau sous sa forme charmante, mes mains te cultiveront ; je te préserverai des rigueurs du froid et j’irai le matin respirer ton âme dans le parfum chéri que tu vas exhaler. » En parlant ainsi, je déposai le corps de mon ami dans le large et profond calice d’un datura. Il y repose ainsi que dans un mausolée et son essence émanée de la puissance créatrice s’est réunie, j’espère, à celle de la plante embaumée. 115 Les Confessions Tricket garda le silence. Je compris qu’il compatissait à ma peine, et, pour cette fois, j’achevai la lecture d’un chapitre de mes œuvres sans exciter ses railleries ou provoquer des bâillements. – Eh bien ! me dit-il après une pause, et le livre ? – Le livre en resta là, lui dis-je. J’avais eu la fantaisie d’écrire ma vie, ou, pour me servir de l’expression consacrée, mes Mémoires. – Vive Dieu ! que cela eût été intéressant ! dit Tricket. – Pourquoi pas, repris-je ; d’ailleurs, c’est la mode : souverains, généraux, apothicaires, actrices, danseuses, courtisanes, forçats, fonctionnaires publics, espions de tout rang, de tout sexe et de tout âge, veulent bien nous faire pénétrer dans les secrets de l’État et plus encore dans celui de leurs vies privées. Dupe des promesses d’un écrivain, le lecteur s’imagine toujours qu’il va assister aux scènes les plus importantes de l’histoire, il croit que d’illustres personnages peints d’après nature vont se présenter dans ce cadre et le remplir. Il espère, il aurait du moins le droit d’espérer que le narrateur aura la pudeur de ne s’y montrer que comme témoin chargé de prouver ce 116 qu’il avance, et qu’il voudra bien lui faire grâce de son éloge ou de sa confession, en tout ce qui n’est pas étroitement lié à l’intelligence ou à l’authenticité de son récit. Mais quels sont sa surprise et son dégoût, lorsqu’il s’aperçoit qu’on l’a indignement trompé et que ces belles promesses n’étaient qu’un leurre pour le forcer d’écouter les fanfaronnes vanteries de l’auteur ! Impatient, il continue pourtant, espérant que le rideau va se lever et que les héros vont paraître sur la scène : il arrive à la fin, et l’auteur s’est chargé tout seul d’occuper le théâtre et de s’y montrer pompeusement en différents costumes, pour vous raconter, de ceux dont il vous promettait l’apparition, des lieux communs et des anecdotes usées que vous avez lues partout. Moi, j’aurais été plus sincère. J’aurais dit en commençant : « Je vais vous parler de moi et rien que de moi. Je le ferai, non pour que vous preniez intérêt à moi, qui n’ai pas de nom, qui ne suis rien, mais pour que vous entendiez une fois l’histoire sincère et vraie du cœur humain, pour qu’en lisant dans les moindres replis d’une âme quelconque (je prends la mienne pour le sujet de ma dissection, parce que c’est celle que je puis examiner le plus longtemps et le plus sévèrement) vous fassiez quelque réflexion ou, si vous le voulez, quelque comparaison salutaire, parce que je crois que toute l’histoire quelque nue, quelque simple qu’elle soit, ne peut manquer d’intérêt et d’utilité, racontée 117 ainsi. » – Cela ne commence pas mal, dit Tricket. Est-ce encore une préface ? Seigneur Dieu ! Délivrez-nous des préfaces ! – Non, lui dis-je, ce n’est pas une préface, parce que je ne veux plus écrire mes mémoires ; ce serait, de tous les livres, le plus long que je pusse entreprendre et par conséquent le plus certain de n’être jamais fini. Je te disais cela, Tricket, comme je le disais l’autre soir à ce jeune bel esprit que tu connais. J’étais en train de lui déclamer une superbe philippique impromptu contre le siècle et les charlatans, lorsque je m’interrompis, en m’écriant avec angoisse : ô Jean-Jacques Rousseau ! Je ne sais comment le nom de feu mon meilleur ami vint se jeter au milieu de ce débordement d’indignation et disperser les matériaux de ma colère ; ce n’est pas que le moderne apôtre de la charité n’eût aussi ses accès d’humeur, où sa bile s’exhalait en flots d’amère éloquence, mais je pensais à ses Confessions, premier modèle qui ait inspiré de modernes pénitents et qui les ait enhardis à se confesser comme les premiers chrétiens à la face du Ciel et de la Terre, prenant, c’està-dire feignant de prendre l’opinion publique pour tribunal de leur pénitence. Je pensais à cet aveu naïf, humble et touchant des erreurs d’une vie tantôt abjecte et tantôt sublime, toujours infortunée ; mon cœur plein 118 de ce souvenir s’attendrit sur les repentants soupirs du vieillard de Montmorency. J’oubliais un instant les hypocrites qui, depuis, ont feint de l’imiter pour trouver le temps et l’audace de se vanter aux dépens de la vérité. – Mais, bon Dieu ! me dit mon ami le Bel Esprit, en rajustant sa cravate empesée, d’où sortez-vous ? Où avez-vous vécu ? au village, on le voit bien. Quoi ! vous êtes dupe de ces prétendus philosophes, plus charlatans cent fois que tous les charlatans philosophes qui l’ont suivi ? Vous ne voyez pas dans ces Confessions l’orgueil enfler le manteau déchiré de l’humilité !... Mon jeune ami en aurait dit davantage si, heureusement pour la mémoire de Jean-Jacques et pour mon cœur qui saignait de cette attaque, une épingle d’or qui tenait précisément le bout le plus important du nœud difficile de cette savante cravate ne fût tombée sur le parquet. Mon ami se baissa pour la ramasser, mais la clarté d’une bougie n’était pas suffisante pour l’apercevoir et d’ailleurs les bésicles de myope que mon aimable commensal avait la fantaisie de porter en dépit de la bonté de sa vue lui rapetissaient les dimensions des objets au point de lui rendre impossible celle d’une épingle. Enfin, soit que mon ami eût de la difficulté à se tenir courbé, en raison du corset qui faisait si 119 élégamment ressortir les proportions de sa taille romantique, soit que l’épingle se fût glissée dans une des fentes que le temps avait creusées sur le parquet vermoulu de mon appartement, il me pria de sonner un domestique pour l’aider dans cette recherche importante. Le domestique n’obtenant pas plus de succès, quoiqu’il eût allumé trois bougies et deux chandelles, la cuisinière fut appelée, puis la servante maladroite qui ferme si lourdement les fenêtres et qu’on pourrait mettre en regard avec celle qui causa le funeste accident dont le nez de Tristam Shandy fut victime ; puis enfin ma vieille faiseuse de fromages, qui gagna une terrible sciatique dans cet exercice, renversa sur un meuble en soie toute l’huile noire et brûlante d’une lampe de fer presque aussi vieille que main chancelante qui s’efforçait vainement de la maintenir en équilibre, cassa le verre des lunettes à gros verres arrondis qui pinçaient son nez éraillé, et marcha sur la patte de mon chien dont les cris donnèrent une attaque de nerfs à ma femme de chambre. – Je voudrais bien savoir, interrompit Tricket avec un air profond, pourquoi toutes les femmes de chambre ont des attaques de nerfs. – C’est, lui dis-je, que la mode en est passée pour les belles dames. Les femmes de chambre s’en sont emparées, comme elles font des bonnets et des robes 120 dont leurs maîtresses ne veulent plus. – Et l’épingle ? L’épingle ne fut jamais retrouvée ; et toi qui me questionnes, malin follet, peut-être étais-tu là, te moquant de nous, et nous laissant chercher ce que tu savais bien que nous ne trouverions pas. – Ce n’est pas mon affaire, répondit Tricket ; ne sais-tu pas qu’il y a une classe de follets d’un moyen ordre, spécialement chargée de recueillir les objets perdus et de changer leur destination ? Grâce à eux, rien ne se perd réellement, mais aussi il est rare que le propriétaire rentre dans son bien. Ce sont des esprits malicieux qui prennent leur plaisir à voir l’anxiété des recherches des hommes. J’en ai vu qui leur mettaient sous le nez la bourse pleine d’or, les diamants précieux ou la lettre d’amour qu’ils avaient perdue, en même temps qu’ils fascinaient leurs yeux, de manière à les empêcher de s’en apercevoir. Et tandis que ces pauvres gens dépouillés se tordaient les mains d’impatience et de désespoir, le diable, à côté d’eux, riait à leurs dépens en volant leur trésor. – En vérité, j’avais toujours eu cette idée-là, en voyant la bizarrerie qui préside à la destinée des plus petites choses, et les hasards inconcevables qui font dépendre notre sort de la perte ou de la possession de certaines babioles. Je me suis dit, il y a longtemps, 121 qu’une puissance invisible se mêlait à ces sortes d’affaires. – Et que dit encore votre bel esprit à propos de JeanJacques ? – La perte de son épingle et le dérangement de sa cravate l’avaient tellement troublé qu’il ne fut plus question d’autre chose entre nous le reste de la soirée. Et j’en rends grâces au ciel. De la chute de cette épingle a dépendu peut-être tout le reste de ma vie, et c’est ainsi que les plus petites causes produisent les plus grands effets. Tu sais que mon caractère est irrésolu et ma conscience timorée. L’opinion des autres a tant d’influence sur la mienne, qu’il est bien possible que je n’en aie jamais une en propre. Dans la discussion, je me fais un cas de conscience d’écouter le pour et le contre avec une égale impartialité. Est-ce ma faute si, dans toutes les questions possibles, je m’aperçois avec effroi qu’il y a autant de raisons pour adopter que pour rejeter ces mêmes questions ? J’en suis venue au point de fuir toute espèce de discussion et même de réflexion sérieuse, m’en rapportant à la seule impulsion de mon cœur qui, Dieu merci, n’est pas méchant, et ne m’a jamais fourvoyée. C’est, je crois, le seul parti raisonnable qui me restât. Dans le temps où je voulais trancher les difficultés par le raisonnement, je ne faisais que des sottises. Étais-je assez stupide de vouloir lutter 122 contre ma nature et forcer mon talent ! Je me rappelle que je changeais d’opinion autant de fois que j’entendais deux adversaires se combattre alternativement ; la balance penchait d’abord pour celui qui parlait, mais aussitôt que l’autre prenait la parole, il l’emportait à son tour. Et comme je prenais un singulier et dangereux plaisir à écouter la controverse, j’assistais aux débats comme à un spectacle, et dans ma joie, j’étais également portée à la bienveillance pour tous les acteurs qui voulaient bien lutter pour me divertir. Je sortais de là, charmée d’avoir si bien employé mon temps et disant : l’avocat Tant Mieux a parlé comme un livre, mais l’avocat Tant Pis ne lui cède un rien, et tous les deux ont parfaitement raison dans leur sens. Je restais là, dans un parfait équilibre entre le bien et le mal, possédant une dose égale de confiance et de doute. Je vivais comme voyagerait un homme qui s’arrêterait à chaque pas pour regarder chaque fleur, chaque pierre, chaque arbre, dans le plus grand détail et qui le soir sortirait de sa rêverie sans avoir quitté la place d’où il est parti le matin. Ennuyée de cette léthargie, sentant battre dans ma poitrine un cœur trop chaud pour cet état de quiétisme, je tombai en me débattant dans l’état contraire. Ce fut la seconde période de ma vie. Je me persuadai que rien ne dégradait l’homme, que rien ne corrompait son âme et ne le rendait moins profitable aux autres comme de 123 n’avoir ni opinions arrêtées, ni idées positives, ni passions pour les soutenir et les faire prévaloir. Je demandai avec avidité ces opinions et ces passions à tous ceux que je rencontrais. Je les demandais à JeanJacques, à Montaigne, à Duclos, à Byron, à Montesquieu, à Chateaubriand, à Platon, à Shakespeare, à tous ceux enfin qui ont écrit avec réflexion et sentiment. Chacun me donnait du sien et je remplis mon cœur et ma tête jusqu’à ce que le vase débordât ; alors je tombai dans l’ivresse et dans un état voisin de la folie. Je me sentis prête à devenir injuste, vindicative, féroce même, car le fanatisme des opinions nous conduit là... Je sentis les tourments de la haine, de l’indignation, du mépris, de la vengeance tout prêts à envahir mon cœur jusque-là si pur et si paisible. J’eus horreur de ce qui se passait en moi. Je me demandai si le torrent qui m’entraînait faisait les héros ou les monstres et je crus apercevoir qu’il faisait les uns et les autres. Et puis mes yeux s’ouvrirent à une terrible apparition. Je vis passer dans ma vision les ombres des plus grands hommes mêlées confusément avec celles des derniers scélérats et toutes formaient une chaîne dont les anneaux semblaient se toucher. Je frissonnai d’épouvante et j’eus plus peur encore, quand je vis qu’ils s’entretenaient ensemble familièrement, qu’ils s’entendaient sur beaucoup de points, qu’ils avaient en commun des souvenirs et des sentiments, qu’ils étaient 124 tous partis d’un même but et que les gradations par lesquelles ils avaient atteint ou dépassé le terme, les dissidences qui avaient fait varier chacun d’eux dans sa carrière étaient autant de fils déliés et presque imperceptibles que je ne pouvais saisir, qui m’échappaient dès que j’y voulais porter la main et qui ne causaient à ma vue qu’éblouissement et douleur. Dans ce cauchemar, j’osai interroger les apparitions : leurs discours, leurs apologies, leurs systèmes achevèrent de me bouleverser. Robespierre me fit admirer ses vertus, Voltaire lui souriait et Brutus lui tendait les bras. Ces fantômes semblaient prêts à m’enlacer. Je m’éveillai glacée d’horreur et je chassai de mon cerveau les pensées qui l’avaient ainsi égaré. Je me repliai sur moi-même et me demandai de quoi j’étais capable : mon cœur me dit que c’était de faire le bien et mon cerveau me dit que le mal était tout aussi facile. Je compris qu’il y a des êtres assez forts pour devenir grands sans succomber aux épreuves qui y conduisent ; je compris qu’il y en a de trop faibles pour résister à ces épreuves et d’autres qui ne sont ni assez faibles ni assez forts pour être quelque chose. Je restai parmi ces derniers et j’employai tous mes efforts à ne pas me pervertir. J’adoptai comme des principes tout ce qui pouvait me rendre à la fois heureuse et bonne, et je vis que pour être ainsi, je n’avais qu’à suivre un 125 penchant inné et fermer l’oreille aux tristes exhortations d’une philosophie chagrine et froide pour juger de la bonté d’une résolution. J’interrogeai mon cœur. J’y trouvai de la répugnance pour les mauvaises actions, de l’entraînement vers les bonnes. Et mon cœur me donnait ses avis en dépit des considérations personnelles et des précautions égoïstes de la prudence humaine. Je me sacrifiai au bonheur d’autrui et je fus heureuse. Les uns dirent que j’étais folle et ils se trompèrent, d’autres dirent que j’étais généreuse et ils se trompèrent encore. Je n’étais que sensée. Je travaillais pour moi. J’achetais la paix de l’âme, le plus grand des biens, au prix de quelques contrariétés sociales si petites, si misérables en comparaison, qu’il eût fallu être stupide pour balancer dans le choix : c’est la troisième période de ma vie et j’espère qu’elle s’étendra jusqu’à la fin des jours que je dois passer sur cette terre. – Et quand l’épingle se détacha de la cravate du bel Esprit, où en étiez-vous ? dit Tricket. – À la seconde période, à celle de l’enthousiasme, des doutes et des erreurs. Tu sens, Tricket, qu’avec des phrases aussi fleuries que celles qu’il avait sans doute en réserve et des agréments extérieurs comme ceux qu’il possédait, mon jeune bel Esprit eût bien pu, sinon étouffer cette affection que je ressens au fond de l’âme 126 pour le Genevois, du moins ébranler un peu cette foi vive que j’ai en sa véracité. Comme rien n’est si cruel que de douter de ce qui flatte le cœur, et que les aveux de Jean-Jacques sont peut-être le seul monument qui puisse me réconcilier avec l’humanité, quand je considère le tableau de ses vices, je te laisse à penser quelle source de consolation m’eût été fermée, si je me fusse rangée au sentiment de mon hôte. Sans la chute de l’épingle, j’en serais peut-être venue à croire que le repentir est lâcheté, l’humilité, fourberie. Comme j’avais beaucoup parlé ce soir-là, je me sentis pressée de dormir. Je priai Tricket de charmer mon sommeil par la continuation de son conte et il reprit en ces termes l’histoire du Rêveur. ......................................................................... GEORGE SAND. 127 128 Table Le géant Yéous.............................................................. 4 L’histoire d’un rêveur ................................................. 69 129 130 Cet ouvrage est le 601ème publié dans la collection À tous les vents par la Bibliothèque électronique du Québec. La Bibliothèque électronique du Québec est la propriété exclusive de Jean-Yves Dupuis. 131
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